La ville du ¼ d’heure ou l’imposture des sculpteurs du temps

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La ville du ¼ d’heure est le nouveau concept à la mode, celui dont s’emparent les édiles, maires et présidents de métropoles,  pour témoigner de leur engagement social, sociétal et écologique.  Aurait-on trouvé enfin la panacée du vivre ensemble, libre et heureux, ou bien s’agit-il une fois de plus d’une élucubration, d’un écran de fumée pour masquer et s’affranchir à bon compte de la responsabilité de ce qu’il convient de cacher ?  Jardin d’Eden ou imposture ?

Quand vous cherchez un appartement à Paris pour votre fille, nouvelle étudiante à la Sorbonne, et que vous arrivez de province, vous commencez par regarder le prix de location des appartements. Si vous êtes employé ou même cadre moyen, oubliez ! La capitale n’est pas pour vous. Se loger pour vous, c’est la banlieue.

Si vous êtes un peu plus nanti mais pas riche pour autant, vous renoncez assez vite à vouloir très grand, très clair ou bien très haut pour dominer Paris, vous renoncez d’emblée à certains quartiers…trop chers ! Vous regardez dans les quartiers un peu moins onéreux. Et là, surgissent d’autres problématiques, la propreté, la sécurité, la proximité ou non de tentes et bidonvilles à même le trottoir, les trafics en tous genres, la propreté des « bouts de ligne » de métro, la vétusté de certains immeubles insalubres, les boîtes aux lettres arrachées, la devanture de boutiques crevées,  sales, squattées, taguées… Jamais, vous ne vous posez la question de la pertinence de « la ville du ¼ d’heure ».  Quand vous cherchez un appartement à Paris,  vous ne vous intéressez pas aux futilités de quelques politiques prêts à saisir la moindre brise de l’air du temps écologique vantant la « mobilité douce »*, pour faire croire qu’il s’agit du vent Paraclet.

Qu’est ce que la ville du ¼ d’heure ? Il s’agit d’une idée déjà ancienne *, devenue concept à la mode à mesure que la contrainte écologique est devenue impérieuse et que l’on a rangé la mobilité partagée – le transport public notamment – au rang d’une pratique réservée aux pauvres . La « ville du ¼ d’heure est celle « de la proximité où l’on trouve tout ce dont l’on a besoin à moins de 15 minutes de chez soi. C’est la condition de la transformation écologique de la ville, tout en améliorant la vie quotidienne des Parisiens » expliquait très sérieusement la Maire de Paris, Anne Hidalgo, lors d’un meeting électoral prévalant à sa réélection municipale. Il s’agit  d’avoir la possibilité de manger, se cultiver, se soigner, penser, prier ou méditer, jouer, travailler, aimer, se distraire à ¼ d’heure de chez soi, et ne plus avoir besoin ainsi à se déplacer au-delà. Une ville sereine et « douce », sécurisée par le fait qu’on n’ait pas besoin d’en sortir, ni craindre que le voisin manque de quelque chose et vienne le convoiter sur votre territoire, puisqu’il ne manquera de rien, lui non plus. La ville du ¼ d’heure gomme la notion d’espace contraint puisque l’on a tout à proximité. Il s’agit de la réhabilitation du village d’antan, concentrée autour de son église, de son usine ou de son Cercle des Travailleurs, sa boulangerie, son bar tabac PMU, son stade, sa salle de spectacle, sa mairie. La « ville du ¼ d’heure » réinvente la vie locale, le quartier, le village fantasmé de notre enfance,  celui qui faisait le fond de l’affiche de « la Force Tranquille »*, celui où les gens se connaissent, se parlent, se socialisent, se rassurent, celui du voisinage bienveillant puisque heureux de la proximité et, puisqu’il s’agit de « faire mode », de la diversité.  Le tableau est tellement idyllique qu’on se demande pourquoi les politiques, maires, urbanistes n’y aient pas pensé plus tôt. Comment peut-on être passé à côté de cette évidence. Le paradis n’est plus une utopie…C’est la ville du ¼ d’heure.

Pourquoi nous sommes-nous affranchis de cet idéal ? Pourquoi Saint-Germain des Prés, Montmartre, Passy, Bercy, Belleville et Ménilmontant sont devenus, horreur absolue, Paris, où il est difficile d’aller du Père Lachaise au Musée des Arts Premiers en ¼ d’heure.

 La contrainte écologique nous oblige à réinventer des mobilités « plus douces » et moins polluantes. L’automobile, le train, les transports en commun ont permis naguère de nous affranchir des distances et d’aller chercher ailleurs ce qui nous manquait sur place. L’aménagement des villes et leur accès ont été centrés sur l’automobile.  La création de villes-dortoirs, grands ensembles ou pavillons de banlieue, dans un rayon de 50 kilomètres autour des grandes métropoles promettait de vivre à la campagne en faisant en sorte d’y accéder facilement en voiture. C’est aujourd’hui folie pour les écologistes qui font passer la planète avant l’humanité. Il faut inventer d’autres mobilités voire les contraindre drastiquement. Difficile de ne pas les écouter quand on nous annonce la fin de la planète et donc la fin de l’humanité.  La concentration des populations, l’urgence  à sauver la planète ainsi que l’émergence d’une conscience y afférant obligent à revoir le modèle du tout automobile.

Nous nous sommes habitués à prendre notre voiture pour aller travailler et plus généralement pour toutes nos activités en dehors de la maison.  La capacité de se déplacer, de s’affranchir des limites  est devenue marqueur et symbole de notre bien-être, de notre émancipation et de notre liberté.  Pouvoir s’affranchir de la proximité, de la promiscuité, de la dictature du temps et de l’espace est gage de confort et sentiment de liberté.  Naguère, « obtenir son permis de conduire » était un rite de passage à l’âge adulte.  Au-delà du bien être social, c’est la voiture qui permet  aux ouvriers et aux employés  d’aller travailler le matin dans des usines qui se sont « périphérisées » à mesure qu’elles polluaient ou dans des activités tertiaires qui se sont concentrées en ville.

C’est la voiture qui a permis à la « grande distribution » de se développer autour des villes. L’on mesure la réussite d’un centre commercial à l’étendue de son parking. Le commerce de grande distribution a vidé nos centres villes en même temps qu’il a défiguré toutes les portes d’entrée de nos agglomérations.  Quand il s’agissait de juguler l’inflation, c’était une aubaine, presque un devoir, une vertu sociale et économique. C’est ce qu’expliquent, la main sur le cœur, tous les propriétaires d’hypermarchés qui ont fait fortune sur la modestie de leurs clients.

 Le coût énergétique de ces transferts, rendus possibles par l’individualisation de la voiture, est devenu déraisonnable et il convient de revoir le sens que l’on veut donner à  la ville.

Ainsi naît  la ville du ¼ d’heure de l’esprit et d’une bonne intention d’architectes et urbanistes opportunistes. L’écologie transgresse toutes les problématiques,  l’urgence justifie toutes les décisions y compris les plus déraisonnables, rien de plus important que de sauver la planète à défaut des gens puisque leurs sorts sont intimement liés. Le concept est inattaquable. Difficile de contredire ceux qui nous veulent que du bien.  Ils ont le mérite d’essayer quelque chose et nous obligent au moins à réfléchir à la ville que nous voulons investir demain.

 Mais faut-il croire les vendeurs d’Eden? Parés de toutes les vertus,  le dogmatique se croit sauveur, devient gourou et hors de lui, point de salut.  Le problème est de savoir si la ville du ¼ d’heure est bien raisonnable ou si c’est une imposture, si elle est inclusive comme elle le prétend ou bien exclusive, rejetant en périphérie ceux dont elle ne veut pas, quitte à leur en interdire l’accès ? Dessiner le temps et l’espace de la ville revient-il à libérer les métropolitains des contraintes de la ville ou bien à en limiter l’accès pour tous ceux qui n’y vivent pas ?  Le Corbusier et Niemeyer se sont essayés en d’autres temps à sculpter le temps, l’espace et la société. La Cité Radieuse n’a de radieuse que le nom, et Brasilia est loin de la Terre Promise.

 L’absurdité mathématique des sculpteurs du temps ?

 La ville du ¼ d’heure est une affaire de découpage géométrique. Être à un quart de tout revient à tracer un cercle autour de chez soi dont le rayon correspond à une distance que l’on peut faire à pied en ¼ d’heure.  Le problème est évidemment  qu’il faut vivre au centre.  Pour vivre à un ¼ d’heure de tout, il faut vivre au milieu du cercle.

Dès que vous vous éloignez du centre, vous ne pouvez plus être à un ¼ d’heure, sinon à emprunter au ¼ d’heure d’à-côté dont la population disséminée dans un autre cercle va nécessiter elle-aussi de n’être éloignée de rien. Sauf à penser que la ville peut s’étaler à l’infini en cercles concentriques pour créer tous les services dans la limite du ¼ d’heure, le concept paraît absurde. On nous parle de « polycentrismes » pour expliquer la belle affaire. Le problème est qu’il faut des centres à tous les coins de rue, à toutes adresses, pour honorer le concept. Comment peut-on croire à cette bêtise ?  D’autant, et c’est plus grave, c’est qu’il ne fait que signifier la fin de la ville.

Traditionnellement, les villes sont  organisées autour d’un centre ville qui concentrent les activités commerciales et de service. Les populations périphériques s’y rassemblent en nombre pour répondre à leurs besoins, consommer, socialiser, se mélanger, et ainsi faire société.  Plus les populations périphériques viennent de loin, plus la diversité est représentée en un mix économique et culturel. C’est le centre ville qui fait la ville.

On nous explique aujourd’hui que la vertu c’est de vivre au milieu d’un cercle dont les activités sont disséminées autour. Cela revient à disperser l’activité, démultiplier  les occasions de faire société. Un commerçant de centre-ville compte les chalands qui passent dans la rue et regardent sa vitrine, plus ils sont rassemblés, plus le magasin est prospère. Plus un produit est vu, plus il est vendu. Si vous dispersez le chaland, en îlot d’un ¼ d’heure, vous obérez la capacité de l’économique à prospérer et des services – publics en particulier – à être performants. Être architecte et peu rompu aux choses de l’activité économique ne dispense pas du bon sens. La ville du ¼ d’heure consacre la fin du centre-ville et in fine de la ville qui fait société. C’est vouloir le grand remplacement du magasin physique dont la zone de chalandise est trop étroite par l’économie virtuelle et laisser ainsi la place aux plates-formes commerciales digitales.  Quid alors du fait d’aller à pied faire ses courses alors qu’on ne fait qu’encourager la livraison motorisée.

La ville du ¼ d’heure parle d’emblée des limites temporelles et physiques qu’elle trace, frontières qui, même si elles sont fictives, n’en sont pas moins autant de murs à franchir.  La ville devient exclusive dès lors qu’elle est au-delà du ¼ d’heure. Vouloir tous les services à proximité dans un quartier chic et cher à Paris, c’est renforcer la concentration de gens aisés au même endroit. Dans une banlieue habitée par des gens plus modestes, c’est concentrer la pauvreté là où la diversité sociale devrait être obligée. En somme la ville du ¼ d’heure ne fait qu’encourager ce qu’elle veut interdire. Vivre ensemble oui, à la condition de sa classe et demain de sa caste, de sa culture, de son identité, de sa morale…Là où on voulait l’inclusion, on ne fait qu’exacerber la notion d’appartenance à un territoire et faire société devient faire nation avec tous les dangers d’une autonomie revendiquée et de la « ghettoisation » conséquente.  Socialement, c’est une idée folle qui instrumentalise l’exigence écologique pour masquer l’incapacité des édiles à gérer la mixité sociale et culturelle. Imaginez à quoi ressemblent une classe de collège dans le 16ème arrondissement de Paris et une autre près de la Porte de La Chapelle.  C’est cette différence, cette injustice sociale, qu’il faut combattre et non pas de savoir si on y va à vélo ou à pied. La ville du ¼ d’heure ne fait qu’encourager l’exclusion.

 La mixité sociale et culturelle, vivre ensemble en sécurité, la propreté des villes, le respect de l’autre, des autres, des espaces, des biens communs me paraissent des problématiques prééminentes à l’exigence écologique. C’est à la condition de les résoudre que l’exigence écologique s’imposera à tous. Penser que cette dernière est la primauté de tout, c’est renverser les principes fondateurs de l’Humanisme qui veut que l’Homme se distingue par sa capacité à dominer la nature et non l’inverse. Faire passer l’écologie comme une primauté,  c’est entre autres vouloir s’exonérer à bon compte des problèmes sociaux posés par la métropolisation.  On ne supprime pas la pauvreté en supprimant les voitures qui polluent, on ne fait que l’encourager, générer des frustrations et de la violence.  Quid de la ville apaisée…L’employé de banlieue qui fait le ménage dans les bureaux du centre de Paris n’a que faire des trottinettes au pied du Louvre.

On comprend la démarche désespérée quand il s’agit de masquer ses propres erreurs et faillites. Y substituer des concepts ridicules pour faire croire qu’on y travaille n’est pas raisonnable. C’est une tromperie. Cacher la poussière sous le tapis est une imposture.

 Enfin, absurdité ultime et définitive, la ville du ¼ d’heure est par principe celle où on ne manque de rien.  Et c’est bien là la misère du concept, quand rien ne manque, que nous reste-t-il à désirer ? Le désir, l’amour au sens de l’Eros, c’est le manque. Dès lors que l’on ne manque de rien, alors vient l’ennui…Fuyons et allons voir ailleurs !

* La mobilité douce désigne l’ensemble des déplacements non motorisés comme la marche à pied, le vélo, le roller et tous les transports respectueux de l’environnement.

* Selon Wikipedia : « Le concept de la ville en 15 minutes est basé sur les travaux antérieurs du planificateur américain Clarence Perry – dans les années 1900 – «l’ unité de quartier ». Un défenseur plus tard, plus connu, était Jane Jacobs et son livre historique – La mort et la vie des grandes villes américaines »

* « La force tranquille » est le slogan de campagne du candidat François Mitterrand lors  des élections de 1981. L’affiche montrait en arrière-plan un clocher et un village, image rassurante de la France des villages et du terroir. Le slogan et l’affiche sont les créations de Jacques Séguéla. 

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