Manifesto pour une école de Design – Du désir au service de la construction d’un monde plus sobre

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L’Ecole de design Nantes Atlantique s’installe dans ses nouveaux locaux en Septembre 2022. Le nouveau bâtiment a été conçu par les Architectes Marc Mimram et Gaelle Pesneau en collaboration avec le cabinet de design Jouin-Mankku. 116OO M2 au service du design, de l’éducation à la création et à l’innovation. La Métropole de Nantes, la Région des Pays de Loire, l’Union Européenne et la Chambre de Commerce Nantes Saint Nazaire ont financé ce projet, plus gros budget d’investissement français dans le domaine du design depuis 30 ans après la création de la Cité du design de Saint-Etienne.  Quels enjeux, quelles ambitions ? Le désir, l’entreprenariat, la responsabilité sociétale, la relation homme-Machine, et enfin la diversité à défaut de l’inclusion et de la globalisation sont inscrits dans le nouveau projet pédagogique.

« Le désir est la seule force motrice » Aristote

Le métier de designer consiste à représenter demain, lui donner forme, lui donner sens et ainsi beauté. Il s’agit de rendre des produits et/ou des services réels et objectifs, désirables et acceptables.

La beauté n’est jamais qu’inscrite dans le sens que l’on veut bien lui donner. N’est beau que ce que nous avons décidé de l’être. Il en va de même d’ailleurs pour la laideur.  Croire qu’il y aurait une beauté ou une laideur absolues est absurde. Seule vaut l’idée qu’on s’en fait.  Dire que « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch est beau est une vanité. Cette œuvre n’est belle que parce que le spectateur peut le décider volontiers. Il ne dépend que de soi de trouver l’œuvre belle ou laide, ou bien une imposture. « Au milieu du plus grand désert, il y a toujours un point d’eau » dit Saint-Exupéry. Au milieu du plus grand désert et pour peu qu’on s’en donne la peine, on peut voir la plus grande des beautés. N’est beau que ce qui fait sens. D’autres diront que la beauté nait du plaisir qu’elle suscite, de l’émotion qu’elle provoque. Il s’agit bien d’une affaire de sens et de sensualité.

Quant au désir, qu’il soit sexuel (Eros) ou bonté (Agapê), il naît du manque. Nous désirons ce que nous n’avons pas et d’autant plus ardemment que cela nous fait défaut et que nous voudrions le posséder. Satisfaire son désir, c’est vouloir s’affranchir du manque et, c’est entreprendre pour parvenir à le combler. Notre humanité est là, sa raison, son exaltation, est dans cette capacité à désirer et à décider quelles sont les conditions pour parvenir à pallier la frustration de ce que nous ne possédons pas.

Les Amours sont d’autant plus passionnées, d’autant plus romantiques qu’elles ne s’affranchissent jamais totalement de la frustration de ne jamais totalement posséder. Si vous possédez définitivement, si d’aventure, vous ne manquez plus, alors le désir s’éteint. Dès lors que vous ne manquez plus, vous ne désirez plus, alors vous vous ennuyez.

C’est le désir qui rend humain, qui vous fait vous dépasser : il est le levier, la force motrice de toutes actions, mais aussi de toute élévation, de toute transcendance. Il est l’unique force motrice. Il donne l’élan vers un futur différent, un futur qui nous comble. Si l’Utopie a un sens, c’est celui de projeter un monde idéal, convergence de tous les désirs et de toutes les jouissances. Il est heureux que l’ile d’Utopie ne soit nulle part car l’atteindre serait désespérément ennuyeux. Seul vaut de profondément la désirer et fasse que toujours elle nous échappe.

De l’idée à l’action, de l’entreprenariat, du « design thinking » au « design doing »

La mission du designer est de spéculer sur ce qu’il lui manque, et ce qui manque à tous. Construire le monde de demain, c’est pallier les lacunes de celui d’aujourd’hui. Les mutations radicales des contextes technologiques et socio-économiques obligent à cette réflexion permanente sur l’après.

Comment voulons-nous vivre demain est la question prééminente ? Et, il s’agit pour le designer de « prendre la chose en main ». Le « design doing » doit se substituer au « design thinking ». Car il ne s’agit pas de réfléchir et d’imaginer le futur, il s’agit de le bâtir. Créer, rêver, dessiner ne suffisent plus, il faut bâtir, passer de la Morale à l’Ethique. « La Morale nous fait nous apitoyer sur ceux qui ont faim » dit Levinas « l’Ethique nous oblige à les nourrir » pour définir ce qui est de l’ordre de Dieu ou de l’humanité. Le designer créateur doit devenir entrepreneur. Plutôt Prométhée que Zeus.

La conscience entrepreneuriale du designer est au centre des préoccupations des établissements de formation. Une idée ne vaut rien, même la plus désirable, si elle n’est pas éprouvée par les marchés et/ou la société en général. Il ne s’agit pas de transformer tous les designers en chef d’entreprise, ces derniers ont des compétences spécifiques que tous ne possèdent pas. Mais il s’agit de multiplier les interactions, le partage avec les entreprises et en particulier les start-ups dont l’exemple de la création, l’agilité de la prise de décision, la modestie des structures hiérarchiques rendent possibles les projections à des niveaux stratégiques et de direction de projet.

Les écoles de design doivent muter : Il ne s’agit plus de former des créatifs, mais des professionnels de la création qui sont créatifs. La création n’est qu’un moyen pour investir demain. La qualité des projets de fin d’études n’est que « poudre aux yeux » si les projets ne sont pas développés, si les taux de placements professionnels – dans les entreprises ou bien comme indépendants – sont ineptes. Trop de projets de fin d’études terminent à la poubelle une fois le diplôme obtenu, alors qu’ils mériteraient d’être développés. Seul vaut qu’ils soient éprouvés par les marchés ou par la société. Être designer, ce n’est pas imaginer demain, c’est le bâtir. 

Un formidable terrain de jeux pour le designer à l’heure des grands bouleversements sociétaux

Deux modifications des contextes socio-économiques vont profondément modifier nos environnements : l’émergence d’une responsabilité sociétale des consommateurs devenus citoyens, et la renaturation de la relation Homme – Machine dès lors que les robots dotés d’intelligence artificielle seront plus intelligents que l’Humain qui les a construits.

La société de consommation sur laquelle est fondée la génération de richesse fonctionne sur le pilier du renouvellement des marchés. Chaque fois qu’une entreprise de produits blancs vend un lave-vaisselle, elle génère de la valeur ajoutée, autant de richesse qu’elle redistribue pour partie, à ses employés d’abord, à la société ensuite sous forme d’impôts et taxes, aux propriétaires de l’entreprise enfin.  L’entreprise se développe dès lors que régulièrement elle vend de nouveaux produits qui se substituent aux anciens. Le fondement du développement capitalistique est lié à ce renouvellement perpétuel.

L’émergence d’une conscience environnementale et responsable incite à un autre modèle, celui de l’économie de ressources, à la sobriété et au partage. Un lave-vaisselle doit pouvoir fonctionner de longues années, être réparé, pour éviter de devoir le changer. Il en va de l’économie de ressources nécessaires à sauvegarder la planète. De même, et puisque les réseaux sociaux le permettent, le même lave-vaisselle doit être partagé entre plusieurs familles afin d’en optimiser le rendement. Si le lave-vaisselle fonctionne une heure par jour, c’est avec 23 familles qu’il va falloir le partager, augurant ainsi de profondes mutations dans nos habitats et notre vie en société en général.  Pour le designer, l’aire de jeux est vaste et propice à toutes spéculations sur les chemins de traverse.

Peu à peu, à la société de consommation, va se substituer une économie de la contribution, où chaque consommateur va faire un choix moral autant qu’économique, dès lors qu’il consomme, d’autant qu’il y sera incité ou contraint par la loi.

 Les entreprises doivent s’adapter pour continuer à se développer, pour beaucoup, l’enjeu est de passer du produit au service, d’innover autour d’un nouveau paradigme industriel : « que peut-on faire d’autre avec ce que l’on sait faire » est le nouveau paradigme industriel, celui de l’innovation.

La Responsabilité Sociétale de l’Entreprise est une tartufferie s’il s’agit de faire croire que l’entreprise vend des produits par devoir plutôt que par intérêt. Personne ne croit le chef d’une organisation capitalistique qui prétend s’occuper de ses clients, de ses marchés par devoir moral. Il ne faut pas compter sur la bienveillance de son boucher pour avoir de la bonne viande, mais plutôt espérer qu’il gère bien ses propres intérêts, nous rappelle Adam Smith.  Jamais, une entreprise n’a vendu quoique ce soit par devoir, toujours par intérêt. Moraliser l’entreprise en tant que système est une faute. Ne croyez pas le chef d’entreprise qui vous dit qu’il vous aime, sauf à devoir vous flageller quand vous serez éconduits.  L’entreprise a une vertu économique, pas de vertu morale. En revanche, et c’est bien là l’essentiel, toutes les entreprises vont devoir s’adapter à une nouvelle conscience des clients vers une sobriété désirée et planifiée. La responsabilité du designer est directement engagée dans cette transformation, et il convient de ne se défier de personne, d’aucune structure. Encore une fois, il s’agit de bâtir. Le designer est l’artisan de la responsabilité sociétale. Penser et bâtir demain, c’est le faire plus sobre, sinon à devoir définitivement en fixer les limites, celles de la vie sur terre.

Le réchauffement climatique, le gaspillage des ressources, la production de carbone… menacent notre humanité, certes. Mais un autre enjeu est peut-être encore plus prééminent à ce risque même s’il est moins médiatisé comme générateur de catastrophes. Le design industriel trouve ses racines dans la préoccupation des premiers designers de retrouver les codes sémiotiques de l’artisanat dans les productions industrielles du début du 20ème siècle. La machine « anthropophage » telle qu’elle est représentée métaphoriquement par Charlie Chaplin dans « les Temps Modernes » invite à penser le rôle de l’humain quant à sa relation à la machine. Le robot doté d’intelligence artificielle pose la même problématique. Il s’agit de répondre à la question « qu’est-ce qu’être humain, dès lors que les robots seront plus intelligents que nous ? ». Qui de la vielle dame qui traverse la rue ou bien du platane sur le bord de la route, la voiture téléguidée décide de percuter dès lors que nous ne la conduisons plus et qu’elle est autonome ? Quid de nos avatars qui font les courses à notre place et ramènent les repas de la semaine en même temps qu’ils choisiront nos menus ? Quid des exosquelettes ou autres prothèses bioniques quand elles nous permettent de courir plus vite que le champion olympique. Qu’est-ce qu’être humain dès lors que les robots nous dépassent ?

L’émergence d’une conscience sociétale et les nouvelles relations Homme-machine sont les deux grands enjeux qui guident dorénavant toute la pédagogie des écoles de design. Chaque projet, chaque création, chaque scenario seront emprunts de ces deux problématiques qui constituent le lien et le nœud de toutes les autres, elles obligent à donner un sens à un demain désirable.

Ramené au monde économique, et comme le dit Elsbeth Gerner Nielsen, « Les entreprises du 19ème et du 20ème siècle se sont posées la question de ce qui est technologiquement possible et économiquement profitable, celles du 21ème se posent la question de ce qui fait sens. »

Un monde recomposé où chaque culture s’enrichit l’une l’autre et où voyager devient révolutionnaire

Il convient d’adresser à tous les étudiants internationaux accueillis dans les écoles le message suivant : vous n’êtes pas venus dans un pays étranger pour devenir des designers globaux dans un monde global. La culture de l’autre n’est pas soluble, ni un substitut, c’est un enrichissement de votre propre socle de valeurs. L’universalisme est un fantasme égalitaire d’où naissent l’uniformité et l’ennui. Apprécier la différence est un privilège pour celui qui veut se construire. Il faut préférer la résonance à la mixité.

Le monde se déchire et au moment où il pointe des relents de nationalisme et d’impérialisme, il est fondamental que nous continuions à privilégier les expériences d’échanges d’étudiants, de professeurs, de personnel, quitte à faire fi de ce que les expériences d’un apprentissage des cours internationaux en « distanciel » permettent.  Ceux-ci projettent évidemment une universalisation de la connaissance à moindres coûts et à faible empreinte carbone comparée aux avions qu’il faut pour traverser les continents.  Mais faut-il risquer de ne plus se fréquenter physiquement et courir le risque de ne plus apprendre de nos différences ? Dans un monde bouleversé où la tentation de la réclusion cocardière est patente, multiplier les occasions d’aller visiter les autres devient essentiel et révolutionnaire. Il en va de la paix du monde. Vivre reclus, c’est devoir protéger sa frontière, et d’être soumis à la tentation, au désir, au manque de ne pas posséder le terrain du voisin, celui où l’herbe est plus verte.  « Avant de devenir quelqu’un, on vient de quelque part » dit Per Jakez Hélias. Que tous les designers témoignent de cela, il en va du sens qu’ils veulent donner aux choses. Les établissements d’enseignement supérieur doivent les encourager à quitter le nid, et poursuivre l’espérance folle d’un monde divers et plus beau demain.

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