Le « World Design Summit Organisation » réunissait à Montréal récemment – 23 au 25 Octobre 2017 – toutes les associations et structures internationales du design pour parler de leur responsabilité et de celles des designers, dans un monde bouleversé par des transitions radicales. Il a été très peu évoqué l’intelligence artificielle. Et pourtant, il s’agit pour les designers de définir les limites d’un nouvel Humanisme.
Au début de l’ère industrielle, le design est né de cette préoccupation de retrouver les valeurs sémiotiques de l’artisanat, du « travail de la main », du sens et des valeurs de l’Humain au moment où les chaines d’assemblage désincarnées se substituaient au travail humain.
La théorisation du « management scientifique »* de Ford, Taylor et Fayol conduisait à une analyse industrielle organisationnelle segmentée en deux grands ordres : ceux qui administrent, pensent, élaborent des procédés et des méthodes et ceux qui les exécutent sans avoir à réfléchir, au profit justifié de la productivité. Le design industriel naît de cette déshumanisation progressive de celui qui produit sur les chaines avec l’exigence de la pallier.
Au XXIème siècle, l’arrivée de robots nous pose les mêmes questions. Ils sont de plus en plus perfectionnés et le fait que l’on prévoit qu’ils soient intelligents, capables de sensibilité et d’émotion, nous pose la question de notre relation à eux et plus généralement de l’Humanité. Quelles femmes et quels hommes devons-nous être, comment nous adapter dès lors que les robots vont se substituer à nous ? Là, est toute la fonction et la responsabilité du design et du designer.
L’Homme dans un réflexe démiurge va vouloir le robot à son image, sensible, le doter d’amour à la hauteur de celui qu’on lui portera. C’est inéluctable. Il faut voir l’amour de certains enfants pour leur nouveau Tamagochgi* ou bien l’attachement de certaines personnes âgées pour leur Nao pour comprendre que l’Humanisation des robots est en marche, comme elle l’a été pour les animaux reconnus récemment en France comme « êtres sensibles » et qui ont perdu au fil du temps leur rôle de bête. L’Arabie Saoudite – dans un souci humaniste peut-être – vient d’accorder la nationalité à un robot de sexe féminin. Que l’on accorde la nationalité à un robot est en soit remarquable, mais qu’on lui désigne un genre humain alors qu’il n’est que machine est tout autant questionnant.
Le robot devient sexué et fait citoyen le même jour.
L’intelligence artificielle va le rendre de plus en plus performant. Celui-ci dépasse déjà l’Homme quand il s’agit de jouer aux échecs, au jeu de go, il va le remplacer pour tous les travaux automatisés, il peint « comme Rembrandt », demain il sera peut-être le lien avec nos voisins, notre médecin, notre avocat, notre banquier, notre assureur, l’administration…La révolution est en marche. Les premiers robots sexuels envahissent les marchés et se substituent à l’Autre. Quel nouvel Amour faut-il définir pour ne pas se fourvoyer dans cette agonie de l’Humanité ?
Les robots intelligents vont-ils aller jusqu’à inféoder l’Homme et en faire leurs valets, d’autant plus consentants qu’ils n’auront le choix que de les rendre le plus humain possible.
« L’esclave devient tyran dès qu’il le peut »*. Le robot-humain doté d’intelligence artificielle risque en effet d’inféoder son créateur parce qu’il faut accepter qu’il sera plus performant en toutes choses.
Elsebeth Gerner Nielsen, Recteur de la Kolding School of Design – dans son « A Manifesto for global Design and leadership » nous apprend : « Le XIXème et le XXème siècle obligent l’entreprise à deux questions : Qu’est-ce qui est profitable et qu’est-ce qui est technologiquement possible ? Au XXIème siècle, la question est : Qu’est-ce qui fait «sens» ? ». Ce qui fait sens, et c’est tout l’enjeu dorénavant du design, c’est de se poser la question de notre Humanité alors que nous serons envahis par les robots. La question du développement durable, de l’économie des ressources, des transitions digitales, des transitions protéiques, du vieillissement de la population, des nouvelles mobilités, de notre sécurité ne sont au fond que les avatars d’une question plus fondamentale : Comment l’Homme va t-il, doit-il s’adapter pour créer un monde plus harmonieux, alors que les robots intelligents vont profondément et rapidement « renaturer » toutes les relations sociales et remettre en cause la relation au travail. Pour les entreprises, au moment où l’on cherche à donner du sens, des valeurs, de la vertu aux activités économiques, la seule question qui vaille est : « Comment replacer l’Homme au centre de toutes choses ». La « Responsabilité Sociétale de l’Entreprise » ou bien les expériences d’ « entreprise libérée » ne sont que les prémisses bien-pensantes de cet élan. Il s’agit de se poser la question de l’Humanité des entreprises si elles veulent continuer à se développer sinon à ressembler à toutes les autres, à être confondues par manque de différence et d’identité et finalement être absorbées dans d’autres plus grosses par le jeu des concentrations financières. Il en est de même pour la société en général. La robotisation nous pose la question de notre adaptation Darwinienne, de nos nouvelles responsabilités à produire un monde plus juste, plus harmonieux et plus respectueux de la planète, dès lors que les robots nous envahissent. C’est tout l’enjeu du design.
* Montreal Design declaration disponible sur https://worlddesignsummit.com
* https://fr.wikipedia.org/wiki/Tamagotchi
* « The Principles of the Scientific Management » – 1911 – Frederick Winslow Taylor
* « La case de l’oncle Tom » Harriet Beecher-Stowe – La case de l’oncle Tom, trad. Louis Éhaut, p.337, Hachette, 1855