Donner sens et forme au futur

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Interview réalisée à l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif  « LES NOUVEAUX TERRITOIRES DU DESIGN ; donner sens et forme au futur » – Edition Atlantica – décembre 2017 – en partenariat avec la CCI des Landes.

En quoi l’avenir de l’entreprise passe-t-elle par le design ? Sur quels sujets, quelles questions y compris sur le sens de l’entreprise est-il devenu indispensable ?

L’avenir des entreprises passe par leur capacité à innover. Elles doivent s’adapter sans cesse à des modifications radicales de contexte qui rendent leur avenir incertain si elles n’ont pas cette capacité de muter extrêmement rapidement.

L’époque est troublée : mutations de la conscience écologique – qui oblige à sauver la planète –, mutations géopolitiques avec l’arrivée de nouvelles grandes puissances, mutation culturelle accompagnée du déclin de la morale au profit du droit, incertitude sur la pertinence de la démocratie et du rôle du politique, globalisation des échanges, transition digitale, vieillissement de la population, transition protéique… Autant de sujets qui bouleversent le monde, obligent à le repenser, à le « renaturer », à le redessiner. Si l’expérience est essentielle à toutes choses, l’expérimentation, ou bien la capacité de projeter, d’imaginer le futur pour mieux le prévoir, devient primordiale.

Le design s’interroge sur les usages de demain. Il les dessine, il les représente, il leur donne forme, objet et sens. Dès lors, il les rend objectifs, compréhensibles, acceptables. De même qu’il leur donne sens et valeur, il les rend vertueux. Le design en tant que discipline économique est ce formidable outil stratégique qui permet de spéculer sur l’avenir, d’orienter les choix de développement, de projeter l’entreprise dans le futur parce qu’elle n’a d’autre choix que d’anticiper les mutations des contextes et de s’adapter. L’avantage concurrentiel ne se fait plus sur la capacité à faire de meilleurs produits que son concurrent mais à être en avance sur la compréhension des mutations des sociétés dans lesquelles nous vivons.

La définition du sens et des valeurs de l’entreprise me paraît essentielle bien qu’il faille manier les concepts de morale et d’économie avec prudence dès lors qu’on voudrait les associer. Dans le système capitaliste – celui qui, n’en déplaise à certains, a historiquement généré le plus de liberté et d’émancipation pour les peuples –, l’objet d’une entreprise demeure de produire de la valeur ajoutée et du profit. Il appartient aux entreprises puis à la société en général de répartir ce profit le plus équitablement possible. Ce qui n’est pas simple et parfaitement subjectif, donc sujet à caution. Produire de la richesse est vertueux et louons les entreprises qui s’y attellent. Encourageons-les, il en va du progrès.

Toutefois, penser qu’une entreprise pourrait vendre des produits par devoir plutôt que par intérêt n’est pas raisonnable. La morale ne se marie pas avec le capitalisme. À défaut d’être immoral, il est définitivement amoral. Mais une fois cette primauté acceptée, il est évident que l’entreprise doit se poser la question de sa responsabilité éthique, du rôle qu’elle joue dans la société, de ses valeurs, de son identité. Ce n’est pas seulement une exigence morale mais une exigence stratégique. Elle s’accorde parfaitement avec celle de générer de la valeur ajoutée. Cette nécessité est d’autant plus exacerbée que le contexte est troublé, que s’effondrent les valeurs du sacré, et que la morale est chahutée par l’assimilation des cultures dans un monde globalisé. Il s’agit d’un besoin autant que d’une exigence.

Ce besoin est parfaitement incarné par les expérimentations néo-managériales. On parle de responsabilité sociétale de l’entreprise, d’entreprise libérée… Le concept de « Made in France » participe également de cette volonté d’afficher sa vertu. Ces concepts sont évidemment sujets à caution. Que dire de la responsabilité sociétale d’une entreprise automobile qui, par responsabilité, limite les rejets polluants des véhicules mais continue de vendre des 4X4, d’autres qui voudraient nous faire croire que le travail peut être considéré comme une occupation libératrice, ou bien que fabriquer en France n’interdirait pas moralement de vendre ailleurs à profit ?

Se poser la question du sens est d’une autre nature. C’est une exigence stratégique et managériale. La nécessité d’être en capacité de muter rapidement, de passer d’un métier à un autre est devenue essentielle dans un monde bouleversé par des transitions radicales. Le changement ne s’ordonne plus autour de la capacité à produire ou à vendre tel ou tel produit ou service mieux que les autres, mais autour du sens, de la mission, du rôle joué à bâtir le futur. Apple ne fabrique pas des iPhones, Apple se veut prométhéen, il prétend relier les hommes à Dieu ; La Poste ne trie plus le courrier, elle ne vend plus de timbres, La Poste entretient le lien social avec toute la population d’un territoire ; Nestlé ne vend plus de yaourts, Nestlé nourrit la planète… Dès lors que l’activité est devenue mission éthique et sacrée, les entreprises améliorent leur intelligence au changement, leur potentiel pour passer d’un secteur à un autre, sans pour autant changer de métier mais en le définissant différemment des vieilles références industrielles et marketing.

Encore une fois, le design a cette vertu de représenter le changement, de lui donner sens. Imaginer, représenter, dès lors expliquer demain, l’appliquer aux produits, aux emballages, aux aménagements d’espace, aux outils multimédias, c’est en permettre l’appropriation, l’acceptation. C’est donner sens au futur et le rendre moins incertain. Et donc moins menaçant. Quand les entreprises s’interrogent sur leur avenir, c’est un formidable outil stratégique et managérial.

Vous dites que le designer pallie l’incertitude, que voulez-vous dire par là ? De quelles compétences à innover, à s’adapter, de quelles « soft skills » dispose le designer pour répondre aux incertitudes et aux mutations des usages, des marchés de demain ?

Demain est incertain par essence. Dans quel monde vivrons-nous demain ? Quel monde allons-nous léguer à nos enfants ? Dit autrement, quel monde nous préparent nos enfants tandis que l’expérience des anciens – qui a fait le socle de nos sociétés – est remplacée par une culture digitale dont nous avons le sentiment qu’elle est systématiquement et définitivement en avance et qu’ainsi elle nous échappe irrémédiablement ? On nous parle dorénavant d’intelligence artificielle, de robot, de la fin de l’ère travail, et même d’éternité pour mieux se substituer à Dieu, à l’au-delà, celui que les hommes ont bâti pour gérer la finitude et l’après. On nous parle en somme de la fin de notre humanité, remplacée par une autre autrement intelligente.

Demain peut être radieux ou bien terrifiant, selon le sens qu’on veut bien lui donner. Pour le designer, demain est une opportunité : il dessine, représente, donne forme. Il donne sens aux imaginaires qu’il matérialise pour les rendre objectifs et acceptables. Il expérimente, il applique, il rend vrai, réel. Il se projette avec l’objectif de faire œuvre de progrès. Comment faire autre chose – parce que le monde qui bouge nécessite autre chose – en améliorant sans cesse. Le designer, dans sa dimension éthique, répond à la problématique posée par Marx : « Les philosophes ne font qu’interpréter le monde ; ce qui importe c’est de le transformer»*. C’est au designer de lui donner forme et profondeur.

Ramené à une entreprise, conduire le changement est une gageure, car c’est projeter les collaborateurs dans une certaine forme d’incertitude potentiellement génératrice de stress. Qu’allons-nous devenir ? Sera-t-on compétent demain dans la nouvelle organisation ? Saurons-nous nous adapter ? Est-il possible que je produise demain autre chose que ce que j’ai toujours produit ? Est-il possible que je vende autre chose et sur d’autres marchés, avec d’autres clients que ceux que je connais bien et pour lesquels ma compétence est reconnue, encouragée tous les ans par un système de prime au chiffre d’affaires ?

Le rôle du designer est de rendre objectives toutes les mutations à venir, d’appliquer cela à tous les domaines de l’entreprise. Ses produits bien sûr, mais aussi son environnement, sa stratégie, son organisation… Il s’agit de mettre autour de la table tous les acteurs internes mais aussi externes de l’entreprise et de les faire réfléchir à demain, pour leur faire imaginer, appréhender, comprendre, accepter le changement. Le design est un outil de management. On parle de Design Thinking, mais c’est un abus de langage. Il s’agit de design, tout simplement. Ainsi, le designer pallie-t-il l’incertitude du futur que tous, par conscience et responsabilité, nous appréhendons d’une manière ou d’une autre. Le sens du mot appréhender est d’ailleurs révélateur de la crainte que nous inspire le futur. Appréhender, c’est à la fois saisir, comprendre, et, en même temps, c’est craindre, tenir pour dangereux. C’est une spéculation sur ce qui nous est inconnu et qui nous rend méfiant.

Le designer est devenu un manager de projet. Au-delà de sa compétence technique, il sait dorénavant communiquer, partager, convaincre, faire émerger les idées des autres, les améliorer tout en respectant l’auteur.  De même, il a compris l’entreprise dans sa globalité, il n’est plus cantonné à la pratique de sa compétence technique bien qu’elle soit essentielle à sa pratique managériale. Il est le manager de demain, dans l’entreprise dont l’intelligence stratégique devra être bien au-delà de la reproduction de ce que l’on a toujours fait.

Vous dirigez une école de design et vous êtes très investi dans les problématiques d’éducation au design. Le design est-il appréhendé différemment dans l’enseignement aujourd’hui ? L’est-il davantage sous un prisme stratégique ?

Je prétends que les écoles de design sont les écoles de management de demain. Le design y est abordé dans sa dimension technique et dans la tradition des arts appliqués. On continue d’étudier le produit, l’aménagement d’espace, le graphisme, le stylisme et puis depuis peu l’interactivité, les outils qui font la culture digitale et leurs nombreuses applications.

Mais, le design est devenu une discipline de management et il convient d’étudier les problématiques sous leurs aspects complexes. Les masters de design ont vocation à devenir des plateformes d’innovation réunissant les designers, les ingénieurs, les commerciaux, les financiers, les philosophes, les sociologues… Toutes les compétences permettant de réfléchir et de faire émerger les bonnes idées. Le design est devenu l’outil de la transversalité des disciplines de même qu’il est devenu global. Il s’agit de l’appliquer aux problématiques auxquelles le monde et les entreprises doivent faire face : la culture digitale et ses nombreuses applications en ce qui concerne les produits et services, le vieillissement de la population, les transitions alimentaires, l’accès à l’eau, les villes de demain, la mobilité, les migrations humaines. L’École de design Nantes Atlantique vient de créer une chaire en innovation des politiques publiques. À ce titre, elles deviendront de formidables outils de développement dès lors qu’elles collaboreront avec les acteurs économiques et politiques des territoires sur lesquels elles sont implantées. Elles ont un rôle à jouer sur l’identité, le renforcement et le développement économique.

Enfin, au moment où les industries deviennent internationales, globales et apatrides, où le business, le marketing, la finance sont devenus globaux, où la science, par essence, est universelle, qu’il est doux de penser que le design repose sur une culture, une identité, une histoire, une mémoire.  Être designer français ou avoir été formé en France a du sens dès que l’on passe les frontières de l’Hexagone. Tous les designers doivent se souvenir qu’avant de devenir quelqu’un, on vient de quelque part.

*« Thèses sur Feuerbach », Karl Marx, dans Œuvres, Karl Marx, Maximilien Rubel, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 978-2070109913), vol. III (Philosophie), p. 1033

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