Écoles de design, écoles de leadership et d’entrepreunariat

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Écoles de design, écoles de management

Les écoles de design ont l’opportunité de devenir les établissements de formation des leaders de demain, à même de réconcilier l’économique et le social et de réinterroger les notions de développement et de progrès. Le design est une discipline stratégique parce que la réflexion sur les usages du futur et l’innovation sont devenues les moteurs de l’entreprise.

En 2014, Pierre-Luc Deniel et Gui Perrier, jeunes diplômés d’une école de design concevaient Dodow, un boitier pour faciliter l’endormissement combinant hypnose et relaxation. Ils créent leur entreprise et vendent dorénavant dans le monde entier. Fraîchement diplômé également, Valentin Gauffre créé son entreprise, Atmotrack, pour fabriquer un boitier électronique dont l’objet est de traquer la pollution et de la cartographier. Il est aujourd’hui installé en Chine et en France. Enfin, Frantz Lasorne et Nicolas Guyon managent les 25 salariés de Visionnaries 777, une entreprise développant des applications de réalité augmentée qu’ils ont créée à Hong Kong à peine soutenu leur projet de fin d’études de design.

Nombreux sont les exemples de jeunes diplômés designers qui n’hésitent plus à se lancer dans l’aventure industrielle et entrepreneuriale. Il y a quelques années, ils n’auraient pensé qu’à protéger leur création en déposant une enveloppe Soleau à l’INPI, puis attendre qu’un industriel l’ouvre pour toucher les royalties de leur invention de génie. Aujourd’hui, si l’idée est bonne, il s’agit de la partager et plus de la défendre et d’aller au-delà de la conception en testant l’appropriation par le marché et l’effet sur les usages, d’en être le promoteur et l’entrepreneur. Une nouvelle ère s’ouvre dans les écoles de design, celle des entrepreneurs qui sont les leaders de demain.

En 1994, des enseignants d’HEC, l’une des plus prestigieuses écoles de business au monde, publiaient L’école des managers de demain. Ils y spéculaient sur les évolutions pédagogiques, les méthodes d’apprentissage, les structures et, plus généralement, expliquaient comment le changement environnemental et la responsabilité sociétale allaient devenir des matières essentielles dans les programmes pédagogiques des écoles de commerce. Pour préparer les étudiants aux échelons supérieurs, l’enjeu n’était plus d’apprendre à faire de l’argent mais, plutôt, de s’interroger sur la question morale de la façon d’en faire. Paradoxe, car la manière de produire de la valeur dans un système capitaliste ne peut être une question de vertu. La licéité des affaires est la seule question qui compte, aucune entreprise ne produisant des biens ou des services par devoir, mais toujours par intérêt. La morale n’a donc rien à y voir et s’interroger sur la responsabilité morale d’une entreprise, c’est débattre sur le sexe des anges. Néanmoins, l’ouvrage préfigurait les actuelles réflexions erratiques d’un management hésitant entre la rentabilité et la moralité, curieux dilemme quand on sait que les entreprises continuent à pousser à la consommation alors qu’il convient précisément d’économiser les ressources. Louer le caractère moral du capitalisme est une absurdité : il est amoral ; et c’est tant mieux s’il s’agit d’en louer les avantages et les bienfaits. Le capitalisme a la vertu de produire de la richesse. Ce qu’il faut blâmer, c’est l’incapacité des politiques à la redistribuer équitablement.

Les auteurs soulignaient aussi que la flexibilité, l’imagination, la créativité, la mobilité et la tolérance, faisaient partie des qualités et compétences nécessaires aux managers de demain, comme si le savoir-être prenait enfin le pas sur le savoir-faire et les techniques comptables et financières. Ils préfiguraient l’avènement du patron plus leader que directeur, plus visionnaire que technicien, créatif et innovant parce que plus assis sur l’unique certitude de son savoir-faire, chef d’orchestre plutôt que patron.

L’ouvrage anticipait de peu la formidable révolution digitale qui allait remettre en cause bien des modèles de production et d’organisation et bouleverser toutes les économies et tous les secteurs d’activités.

En 1994, peu d’écoles de design françaises s’interrogeaient sur leurs relations avec les entreprises sinon pour s’en défier. C’était pervertir l’œuvre de création que de travailler en partenariat avec des structures économiques qui risquaient d’obérer la capacité à créer. Une belle exposition de projets de diplômes suffisait à prouver la capacité créative des étudiants et donc la qualité de l’enseignement. Les directions, les professeurs et les étudiants s’en contentaient, comme c’est encore le cas dans nombre d’institutions claquemurées derrière les murs étanches du savoir, de la majesté de l’art, de la création et de la chose culturelle. La gestion, le marketing et l’environnement de l’entreprise étaient quasiment absents des programmes, comme si penser un produit pour qu’il soit vendable équivalait à vendre son âme au diable. Le designer avait la responsabilité de faire du beau, du fonctionnel mais, en aucun cas, du rentable, la mission de vendre incombant à d’autres. Les étudiants étaient ignorants des exigences de l’entreprise et la découverte de la réalité de la production industrielle et de la dureté des lois du marché se faisait sur le terrain.

« La plus belle courbe d’un produit, c’est la courbe des ventes ». La formule de Raymond Loewy ne figurait au fronton d’aucune école de design française. Il est vrai aussi que peu d’entreprises avaient intégré le design, sinon à la marge et dans quelques secteurs d’activités particuliers. Le design n’était pas stratégique et il était souvent considéré comme un superflu esthétique dans des entreprises ancrées dans 150 ans d’hégémonie industrielle et d’innovation technologique mises en œuvre par les ingénieurs qui occupaient, logiquement, les postes de direction.

Que s’est-il passé depuis 1994, pour que le design soit devenu discipline stratégique et de management ? La mondialisation, la conscience écologique, le digital ont bouleversé les modèles et tous les paradigmes organisationnels ont été bousculés. La société de consommation, pilier d’un capitalisme triomphant et de l’augmentation du niveau de vie des sociétés occidentales, est remise en cause.

Celles-ci sont en crise, le capitalisme creuse les inégalités entre riches et pauvres, ce que les politiques ne peuvent enrayer, incapables d’imaginer des systèmes de redistribution équitable. Plus de 95 % des transactions financières sur la planète sont virtuelles et ne reposent pas sur l’économie réelle. Des ordinateurs qui n’ont aucune conscience de la notion de valeur ajoutée communiquent avec d’autres ordinateurs. Tous les 5 ans, l’explosion d’une bulle spéculative menace ce nouvel ordre mondial dominé par les robots calculateurs. Marx avait prédit que le capitalisme serait mis à bas par les prolétaires et Schumpeter par les intellectuels ; mais, ironie de l’histoire, ce sont peut-être ceux qui s’en nourrissent le plus goulûment, les financiers et leurs supercalculateurs, qui vont l’abattre. Le capitalisme tué par le capitalisme lui-même !

Depuis 170 ans, le modèle de Taylor et Ford repose sur une approche scientifique du management et de l’organisation. Il s’agit de « faire de mieux en mieux ce que l’on sait faire » en séparant l’encadrement qui réfléchit, détermine les procédures et dicte les règles, des ouvriers de moins en moins qualifiés et cantonnés à appliquer les consignes sans réfléchir. Il faut faire mieux que ses concurrents en optimisant la création de valeur ajoutée et bénéficier ainsi d’avantages compétitifs.

Mais ce paradigme ne fonctionne que si la concurrence est loyale et que tous les acteurs sont soumis aux mêmes règles du jeu. L’arrivée de nouveaux producteurs issus de pays émergents et travaillant à des coûts salariaux moindres a bouleversé la donne. Pourquoi s’échiner à optimiser ses procédés pour gagner quelques points de marge alors que le coût de la main d’œuvre des concurrents est 2 ou 3 fois plus faible ?

En 1994, avec l’arrivée des produits made in China, les experts et consultants ont vendu aux entreprises le concept de qualité totale et les normes ISO comme remèdes à la perte de compétitivité des économies occidentales. Il s’agissait de mobiliser les équipes autour de la notion du travail bien fait. L’intention était louable et il était difficile de ne pas y adhérer. Mais les normes et les processus créent lourdeur et rigidité et réduisent la capacité d’adaptation aux mutations en formatant les esprits : pourquoi explorer les chemins de traverse quand la route est strictement balisée sans aucune possibilité de s’en écarter. La qualité poussée à son paroxysme et l’excellence sont souvent des négations de l’intelligence qui poussent le management à l’autoritarisme, alors que souplesse, agilité et flexibilité deviennent des vertus cardinales. Malgré l’assurance de faire un travail de qualité, nombre d’entreprises ont périclité (mais en « bon ordre ») puis disparu, car elles n’ont pas su, pour rebondir, réfléchir d’une manière disruptive sur leur métier. La qualité comme méthode de management est l’expression d’une vision qui s’essouffle et peut même empêcher l’émergence de nouvelles formes d’organisation.

Le paradigme de l’innovation se substitue dorénavant à celui modélisé par Taylor. L’objectif n’est plus de « faire de mieux en mieux », mais d’être en capacité, de façon pérenne et récurrente, de faire « autre chose avec ce que l’on sait faire ». Il ne relève pas de la science exacte des ingénieurs et des techniciens, mais de l’intuition, de la créativité, de l’agilité intellectuelle et de l’esprit d’entreprendre. Ce paradigme, c’est précisément celui du design. La Poste est appelée à disparaître si elle pense que son métier est de trier le courrier ; entretenir un lien social avec la population d’un territoire est la définition nouvelle de son métier. Mais avec quels services nouveaux ? La grande distribution (Carrefour, Auchan, Leclerc) ne survivra pas si les enseignes continuent à penser que leur métier est de remplir des linéaires alors qu’Internet est devenu la plus grande vitrine du monde. La Maif et ses confrères vendent de l’assurance auto. Si demain, les véhicules sont autonomes, y aura-t-il encore des accidents et, dès lors, des assurances ? De même, EDF continuera-t-elle à distribuer de l’électricité dans des immeubles autonomes en énergie ? Les designers sont, alors, des acteurs clefs car ils imaginent, créent, représentent, ouvrent des perspectives sur les nouveaux usages et modélisent le futur.

Le design et l’innovation deviennent des disciplines stratégiques à mesure que les entreprises ont l’obligation de muter pour s’adapter aux formidables bouleversements des contextes économiques et sociaux. L’univers des ingénieurs est remplacé par celui des créatifs et des designers.

Le marketing doit aussi faire l’objet d’une complète remise à plat. L’un de ses piliers reposait sur le renouvellement des marchés, au point que les Américains avaient érigé en vertu l’obsolescence programmée qui accélère la production de richesses. L’émergence d’une conscience écologique et la nécessité absolue d’économiser les ressources obligent dorénavant à consommer plus modérément et, surtout, différemment. Changer de lave-vaisselle ou de voiture tous les 3 ans est une hérésie ; l’industriel et le commerçant seront bientôt diabolisés s’ils continuent à contribuer ainsi à la fin d’une humanité à court de ressources. Il convient, maintenant, d’être responsable et frugal.

Le marketing tel qu’il est encore souvent enseigné est obsolète. L’ère du partage se substitue à la consommation individuelle. Pour le philosophe Bernard Stiegler, une société de contribution doit émerger et placer l’échange, le partage et la responsabilité au cœur d’une nouvelle consommation. Pour les entreprises, il s’agit de s’adapter, de réfléchir autrement et de passer des produits au service.

L’évolution des contextes économiques, l’émergence de nouvelles économies adossées à d’autres cultures, d’autres législations, d’autres opportunités, la conscience écologique qui oblige à revoir tous nos modèles de pensée en termes de production et de consommation remettent en question tous les modèles scientifiques sur lesquels sont bâtis nos systèmes de gestion.

Le design est devenu une discipline stratégique car le passage par la case innovation est incontournable pour toutes les structures qui s’interrogent sur leur avenir. Penser design, c’est l’occasion de transgresser les vieux modèles inopérants et de redonner sens et ambition à l’action. Le designer a cette capacité particulière de représenter, de rendre tangible, de rendre objectif, de montrer. Alors que les marketeurs se réfèrent systématiquement aux marchés, les designers imaginent les usages de demain dont le marché n’existe pas encore, affirmant ainsi la primauté des usages sur les marchés. Cette spéculation sur l’avenir, dès lors qu’elle devient tangible, est un formidable moteur de fédération des équipes. Le design devient le moteur du management et de l’implication.

Depuis 1994, les écoles de design ont intégré la relation à l’entreprise au cœur de leur cursus académique. Il ne s’agissait pas, avec 50 ans de retard, de se rallier à la méthode des cas, un prémâché économique à usage pédagogique qui a, en son temps, contribué à révolutionné la formation des managers. Il s’agit maintenant de résoudre des cas réels avec les patrons, le management et les équipes de vraies entreprises, qui viennent innover avec les étudiants, défricher le terrain des possibles, trouver des idées et des projets inédits. Ces laboratoires d’expérimentation démontrent combien la gestion et le développement d’une entreprise ne sont pas des sciences exactes.
C’est un apprentissage à nul autre pareil pour l’utilisateur et le consommateur, pour l’ingénieur qui aura la responsabilité de la fabrication et pour le marketeur celle de la vente : création, imagination, transgression pour concevoir ; test, formulation et reformulation, erreur et doute avant de finaliser ; représentation pour rendre objectif, préhensible, compréhensible et acceptable. Le savoir-faire du designer associe le travail de la tête à celui de la main et celui qui concilie approche scientifique et « intuitique », un des attributs distinctifs du designer.

L’entreprise est au cœur des programmes des écoles de design. Ses contraintes sont de formidables occasions de créer, car il s’agit de trouver les solutions pour les dépasser. Cette relation aux entreprises ressemble ainsi à une forme d’apprentissage en alternance, celle-là même que préconisaient les professeurs d’HEC dès 1994. L’enseignement dispensé dans les écoles de design, c’est celui du partage avec la société et les entreprises, avec des ingénieurs, des marketeurs, des financiers, mais aussi des philosophes, des sociologues, des urbanistes et des politiques, pour enrichir la réflexion, spéculer sur les usages de demain et nourrir le projet. Pour aborder des problématiques économiques et sociales devenues complexes, il faut fédérer largement et non segmenter et cloisonner les disciplines et les niveaux selon la tradition de l’enseignement supérieur français.

Les écoles de design ont multiplié les partenariats avec les écoles d’ingénieurs et de business, ainsi que les universités de sciences humaines pour faire entrer les disciplines en résonance. Elles sont devenues des écoles de management de projets complexes qui, grâce la proximité avec les entreprises, sont passées de la création à l’innovation et des imaginaires aux réalités économiques et sociales, tout en gardant leur spécificité, celle de figurer le monde de demain et de faire œuvre de progrès. Des écoles qui sont reconnues pour le talent de leurs étudiants mis au cœur du processus d’acquisition des connaissances et pas uniquement pour le niveau de diplômes de ses enseignants ou les publications de ses chercheurs.

L’apprentissage du design comme discipline de management préfigure l’école et les organisations de demain. Les étudiants, encadrés par leurs professeurs, partagent, expérimentent, éprouvent, reformulent. Ce sont eux qui font le cours parce que c’est à eux qu’on demande d’avoir des idées. Le rôle des enseignants est de guider la créativité sans jamais la contraindre, d’encourager, d’aider à l’accouchement d’idées nouvelles, de corriger, de soutenir lors des moments de doute inhérents à tous cheminements dans l’inconnu, de rassurer en cas d’erreurs et permettre ainsi de se relever pour recommencer.

Enseigner la science de « ce qui est » est relativement simple ; à preuve on peut le faire par le biais de MOOC et se passer de professeur. Enseigner la créativité et la responsabilité est bien plus complexe. Ce n’est plus la matière qui est au centre des programmes, c’est l’étudiant. Car c’est de lui qu’on attend la lumière et le talent. Cette relation maitre-élève libérée de son côté directif, n’est-elle pas la préfiguration des modèles participatifs vantés par les théories modernes de management ? Renverser les hiérarchies et accepter de beaucoup se tromper pour réussir deviennent les vecteurs d’un bon management.

Les étudiants-designers apprennent dorénavant la gestion, le marketing et la science économique parce qu’il sera de leur responsabilité d’agir sur le monde et de participer à la résolution des problématiques qui se posent à l’Humanité. Il n’est plus suffisant d’être créatif et d’avoir des idées, il s’agit de faire, d’agir, de devenir entrepreneur de ses projets. C’est sur le terrain économique et social que le projet s’éprouve.

« Trop de managers, trop peu d’entrepreneurs », regrette Henri Proglio. Dans les domaines économiques et sociaux, nous avons besoin d’entrepreneurs capables de figurer objectivement un lendemain qui aura du sens, capables de fédérer les disciplines pour gérer des problématiques de plus en plus complexes. Les opportunités sont grandes pour les écoles de design de devenir les écoles des managers de demain, ceux dont nous avons besoin pour réconcilier l’économique et le social et réinterroger, entre la science et le marché, la notion de progrès au service de l’humanité.

Sources :

www.mydodow.com

https://atmotrack.fr
https://www.vz777.com

Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Poche Gallimard, 1990 (édition originale, 1952)

Frederick Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines, Éditions Hachette Livre BNF, 2018 (édition originale, 1912)

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