Qu’est-ce qu’être Humain dès lors que les robots seront plus intelligents que nous ?

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Quelle est la responsabilité du design et des designers à imaginer, créer, représenter, dessiner le monde de demain dès lors que nous serons libérés du travail pénible et que les robots auront des capacités à réfléchir, à apprendre et à s’adapter supérieures aux nôtres ?

Au début du siècle dernier, le design industriel est né de cette préoccupation de retrouver les valeurs sémiotiques de l’artisanat dans les productions industrielles. Il s’agissait de retrouver le sens et les valeurs du travail de la main, « fenêtre ouverte de l’esprit »*, au moment où, dans les usines, les chaines d’assemblage industrielles désincarnées se substituaient aux ouvriers. Déjà émergeait la préoccupation de la fin du travail ou plutôt de sa substitution par la machine avec néanmoins la crainte que l’ouvrier aliéné devienne lui-même machine. N’ayant plus à réfléchir, l’ouvrier n’était déjà plus humain. Quelques décennies plus tôt, Marx (« Thèses sur Feuerbach » – 1845) avait défini l’enjeu et la responsabilité d’un monde en profonde mutation – « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » – et définir les contours d’un nouvel humanisme visant à sauver l’Homme de la machine et du capitalisme industriel.

Les théories du Management Scientifique de Frederick Taylor et leur mise en pratique chez Ford notamment, conduisaient à une analyse organisationnelle segmentée en deux grandes familles : ceux qui administrent, pensent, élaborent et mettent en place des procédés et des méthodes et ceux qui les exécutent sans avoir à réfléchir, au profit justifié du rendement et du profit. Plus les modèles étaient pensés, moins l’ouvrier aurait à penser, plus les machines seraient performantes et le profit grand.

Le Français Henri Fayol va plus loin, il convient même d’empêcher l’ouvrier de réfléchir. S’il pense, s’il réfléchit, il est mort et l’usine avec. En 1967, Roger Vailland, dans 325.000 Francs, décrit merveilleusement ce que Fayol signifiait au début du XXe siècle. L’ouvrier Busard, le personnage central du roman, se fait manger le bras par la presse à injecter qu’il commande après avoir essayé, de sa propre initiative, d’en améliorer la productivité et pour améliorer sa condition. L’ouvrier qui réfléchit se fait « manger par la machine » comme le Charlot des « Temps Modernes », englouti par la mécanique alors qu’il s’était mis à rêver.

Le design industriel naît de cette déshumanisation projetée de l’ouvrier qui ne travaille plus ni de sa tête, ni de sa main puisque l’organisation, la méthode le remplacent et la machine l’engloutit.

Les robots : des machines qui pensent ?

Au XXIe siècle, l’arrivée de robots nous pose les mêmes questions de la substitution de l’humain par la machine. Mais la problématique est bien plus terrifiante, car ces nouvelles machines sont capables de penser. Dotées d’Intelligence Artificielle, elles nous dépassent en capacité à concevoir et à réfléchir. Comment situer, et bientôt signifier notre Humanité, dès lors que les robots ont des performances que nous n’avons pas, dès lors qu’ils sont des machines capables de réflexion ? Il ne s’agit pas comme au début du XXe siècle d’être remplacé par la machine. Il s’agit dorénavant de disposer des machines qui nous dépassent en tous points y compris dans le domaine de l’esprit.

Les robots sont de plus en plus perfectionnés. Ils vont se substituer au travail pour effectuer de nombreuses tâches laborieuses et probablement – convenons qu’il s’agisse d’une bonne nouvelle – nous libérer d’une part importante de la pénibilité physique. Mais, l’on prévoit aussi qu’ils soient intelligents, autonomes, capables d’apprendre, d’être sensibles et, qui sait, de raisonnement et d’émotion. L’Intelligence Artificielle va les doter de performances remarquables, qui vont dépasser toutes les capacités et les possibilités humaines.  C’est déjà le cas dans bien des domaines. Qui pouvait prévoir il y 30 ans que les robots battraient les champions du jeu d’échec ou même de Go, tant ces jeux incarnent l’intelligence ? Les robots font, calculent, mémorisent, parlent, les robots-chirurgiens opèrent mieux que les chirurgiens, les robots-peintres peignent comme Rembrandt*, peintre déjà « surhumain » tant son talent dépassait celui des autres artistes. Dorénavant ils apprennent et développent leurs capacités de façon autonome.

La responsabilité du design et des designers : qu’est-ce qu’être Humain ?

La question se pose au design et aux designers, ceux qui réfléchissent à demain, qui le représentent et lui donnent un sens : Qu’est-ce qu’être Humain dès lors que les robots seront plus intelligents que nous ? Cette question a cessé d’être un fantasme de science-fiction. Elle dépasse toutes les problématiques de la condition humaine. Sa réponse détermine un nouvel Humanisme et les designers en sont les artisans. S’affranchir de la pauvreté, sauver la planète du réchauffement climatique, économiser les ressources sont des causes primordiales. Repenser ce qu’est « être Humain » est prééminent à toutes les causes, sinon à vouloir que l’Humanité disparaisse.

Le robot remet en cause notre humanité ?

On peut dorénavant greffer une main bionique à un manchot et faire en sorte que cette main soit fonctionnelle, interagisse avec son cerveau. Quel progrès pour celui ou celle qui peut désormais lacer ses souliers. De même, on peut greffer deux jambes à un infirme. La question ne se pose pas quant à son humanité. Même doté de 2 jambes bioniques, l’amputé est toujours humain, évidemment. Mais, si ces 2 jambes lui permettent de courir plus vite que le champion d’athlétisme, l’amputé est-il toujours humain ?

Nul doute que l’Intelligence Artificielle permettra d’avoir des performances que nous n’avons pas d’emblée. Piloté par le cerveau, la main, les jambes bioniques vont améliorer et faire progresser nos capacités. Et nous allons évidemment nous doter de ses nouveaux outils pour améliorer nos performances. Nous aspirons à cela. Plus fort, plus haut, plus grand, toujours…Même au prix de notre humanité. Les darwiniens diront qu’il s’agit de s’adapter pour survivre, mais pour quelle dépendance, quel asservissement nouveau ? S’agit-il d’une nouvelle Humanité ou bien sommes-nous comme l’ouvrier Busard dévoré par la machine ?

Les robots peuvent-ils être intelligents ? Peu de chance qu’eux se posent la question des limites de notre humanité, c’est au fond ce qui les différencie des humains. Ils n’ont pas d’états d’âme. Mais ils peuvent gagner sur la raison humaine dès lors que la société leur impose de le faire. Un radar sur une route est incapable de juger de la pertinence de votre vitesse et du fait par exemple que vous avez dû accélérer pour éviter un obstacle ou gérer une situation dangereuse. Vous avez peut-être sauvé votre vie et celles d’autres en allant au-delà de la limite. Le radar flashe et la société vous condamne. La machine dit la « vérité » à la société au-delà de votre intelligence du contexte. La machine est-elle plus intelligente que l’Homme dès lors qu’elle peut dire la vérité au-delà de la raison humaine ?

Le robot peint « comme Rembrandt », il joue de la musique et peut conduire un orchestre. Demain, il assurera peut-être le lien avec les voisins, le médecin, l’avocat, le banquier, l’assureur…qui seront peut-être aussi des robots-intelligents ? C’est votre avatar – votre double virtuel – qui ira sur une plateforme de commerce virtuel pour essayer les chaussures que vous aimez. Elles seront livrées à domicile. L’avatar sera-t-il autonome et pourra-t-il en choisir la couleur, celle qui s’ordonne le mieux avec le costume. Saura-t-il faire le choix ? L’avatar va-t-il résoudre un des problèmes qui se pose à l’Humanité, à savoir l’ubiquité et s’il est autonome, choisir à la place de l’autre, le remplacer en somme ?

Robot sexuel : où va le monde ?

La révolution de l’Intelligence Artificielle est en marche. Les premiers robots sexuels envahissent les marchés et se substituent à l’autre. Quel nouvel Amour faut-il définir pour ne pas se fourvoyer dans cette agonie de l’Humanité ? Car pourquoi rejeter d’emblée que le robot sexuel ne sera pas plus performant et plus aimant ? Et si d’aventure il faisait « mieux l’amour » alors il se substituerait au partenaire humain. L’amour est fait de tendresse, de pudeur, de timidité, d’incertitude, de passion, de beauté certes, alors il sera fait un robot tendre, pudique et timide, passionné et capable de beauté.

L’Homme dans un réflexe démiurge va vouloir le robot à son image, sensible, le doter d’amour. C’est inéluctable. Il faut voir l’amour de certains enfants pour leur Tamagotchi*, qui pleurent leur mort quand ils ont oublié de le nourrir, ou bien l’attachement de certaines personnes âgées pour leur robot Nao pour comprendre que l’Humanisation des robots est en marche, comme elle l’a été pour les animaux reconnus récemment en France comme « êtres sensibles » et qui ont perdu au fil du temps leur rôle de bête. L’amour projeté vaudra pour l’amour réel, comme celui que les croyants adressent à Dieu et dont ils pensent qu’il leur est renvoyé à la mesure de leur ferveur. L’amour est pour une bonne part une procuration, la réflexion d’un miroir posé sur l’autre.

L’Arabie Saoudite – dans un souci humaniste peut-être… – vient d’accorder la nationalité à un robot de sexe féminin.  Que l’on accorde la nationalité à un robot est en soit remarquable, mais qu’on lui désigne un genre alors qu’il n’est que machine est tout autant questionnant. Le robot est devenu(e!) « citoyenne » grâce aux Saoudiens. Faut-il se réjouir d’un tel « gendrement » ? Est-ce une dérive ou bien la simple reconnaissance d’un signe avant-coureur que l’Humanité du robot sera déterminée par l’image qu’on veut bien en avoir ? Si l’on décide que le robot est homme, femme, gentil, fidèle, aimant, passionné, sensible alors il/elle le sera. Seule vaut l’idée qu’on en aura, comme quand on dit qu’un chien est content ou qu’il reconnaît son maître alors qu’en fait on n’en sait rien. Peut-être qu’un chien n’est fidèle ou affectueux que parce qu’il craint de se perdre et qu’il a faim.

Design, entreprises et société : Replacer l’Homme au milieu de toutes choses.

Elsebeth Gerner Nielsen, Recteur de la Kolding School of Design (Danemark), dans son « A Manifesto for Global Design and Leadership », témoigne que « Le XIXe et le XXe siècle obligent l’entreprise à deux questions : Qu’est-ce qui est profitable et qu’est-ce qui est technologiquement possible ? Au XXIe siècle, la question est : Qu’est-ce qui fait sens  ? ».  Ce qui fait sens, et c’est tout l’enjeu dorénavant du design, c’est de se poser la question de notre Humanité alors que nous serons envahis par les robots-intelligents. La question du développement durable, de l’économie des ressources, des transitions digitales, des transitions protéiques, du vieillissement de la population, des nouvelles mobilités, de notre sécurité ne sont au fond que les avatars d’une question plus fondamentale : Comment l’Homme va-t-il, doit-il s’adapter pour simplement exister et comment créer un monde plus harmonieux, alors que les robots intelligents vont profondément et rapidement « re-naturer » l’Humanité, remettre en cause toutes les relations sociales ? Pour les entreprises et pour la société en général, au moment où l’on cherche à donner du sens, des valeurs, de la vertu aux activités économiques, la seule question qui vaille est : « Comment replacer l’Homme au centre de toutes choses ?». La « Responsabilité Sociétale de l’Entreprise » ou bien les expériences d’« Entreprise Libérée » ne sont que les prémisses bien-pensantes de cet élan.  Il s’agit de se poser la question de l’Humanité des entreprises si elles veulent continuer à se développer sinon à ressembler à toutes les autres, à être confondues par manque de différence et d’identité et finalement être absorbées dans d’autres plus grosses par le jeu des concentrations financières. Il en est de même pour la société en général. La robotisation nous pose la question de notre adaptation darwinienne, de nos nouvelles responsabilités à produire un monde plus juste, plus harmonieux et plus respectueux de la planète. C’est tout l’enjeu du design.

Repenser l’intelligence

Faut-il se réjouir ou bien déplorer que les robots deviennent plus intelligents que nous ? S’en réjouir évidemment car nous n’avons pas le choix. Il convient de reposer la question de l’intelligence humaine, celle qui se distingue de toute autre. S’il s’agit de la connaissance, de la capacité à faire le lien entre l’esprit et la main, s’il s’agit de la réflexion, et même s’il s’agit d’amour ou d’émotion, on peut douter de notre avenir. Bizarrement, alors qu’en créant le robot, le docteur Frankenstein s’est substitué à Dieu, c’est dans la capacité à créer Dieu que l’Homme va se distinguer et en même temps devoir réinventer le Sacré, les valeurs pour lesquelles l’Homme pourrait se sacrifier. Il ne reste à nos sociétés occidentales plus guère que la famille pour laquelle nous pourrions nous sacrifier. Dieu, la patrie, le communisme, l’anarchisme, tous les idéalismes ont cessé de fasciner. « Dieu est mort » et avec lui le Sacré. Recréer Dieu, c’est libérer Prométhée de ses chaines pour qu’il rapporte enfin le feu au ciel.

Enfin et au-delà de la transcendance, je crois que jamais un robot ne pourra résoudre cette aporie : « Je ne dis que des mensonges ».

* « La main est la fenêtre ouverte de l’esprit. » – Emmanuel Kant

* « Thèses sur Feuerbach » – Karl Marx – 1845

* « The Principles of Scientific Management » – 1911 – Frederick Winslow Taylor

* 325.000 Francs – Roger Vailland – 1967 – plusieurs éditions

* https://www.lepoint.fr/culture/un-nouveau-rembrandt-entierement-peint-par-un-ordinateur-08-04-2016-2030926_3.php

* https://fr.wikipedia.org/wiki/Tamagotchi

* « Le Gai Savoir » – Friedrich Nietzsche – 1882

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