Covid-19 et Management. D’un monde globalisé à un monde numérisé

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Tous les éditorialistes l’annoncent : Demain ne sera plus comme avant. Et la crise du Covid, par sa brutalité, par le nouveau regard qu’elle impose sur le monde, est-elle annonciatrice d’un monde neuf, plus solidaire, plus responsable, plus conscient de la relativité de notre planète et de notre humanité ? Ou bien, ne fera-t-elle qu’exacerber les individualismes, l’amertume de ceux qui n’étaient déjà pas bien dans le monde d’avant, jusqu’à réveiller certains instincts détestables de la revanche et de la dénonciation ? Le capitalisme est-il menacé, le modèle de nos entreprises avec lui ? Comment allons-nous passer d’un monde globalisé objet de tous nos maux à un monde numérisé ?

Pour certains prosélytes du malheur et de la rancœur, la crise du Covid est une aubaine. Elle donne corps et âme, réalité et vertu, à ce qu’ils prédisaient. Le Covid ne serait l’augure d’un monde à bout de souffle, celui de l’économie libérale, de la globalisation des échanges, de l’hyperconsommation, de l’exploitation outrancière des ressources, de la domination de certains par d’autres, de la faiblesse des états nations,… C’est la fin d’un capitalisme libéral globalisé dont les moteurs – ceux de la finance, de la production délocalisée, de la consommation et du renouvellement des marchés – ont explosé. Pour certains, la pandémie et la non-capacité à l’endiguer ne sont que la conséquence d’une dérive mondialiste, d’un monde qu’il fallait sauver de son irresponsabilité à ne pas contrôler son développement. Les atermoiements des scientifiques à s’entendre sur un traitement ou à trouver un vaccin ne peuvent être liés qu’à des intérêts financiers internationaux. Pour le « complotiste », cela est rassurant, il a enfin raison de dénoncer un système qu’il exècre. S’il n’est pas capable de renverser le monde, le Covid le fera. Celui-ci n’est pas un virus que la science finira par abattre, c’est l’ange exterminateur d’un monde qui s’écroule. Il nous l’avait bien dit !

«  Il faut changer le monde, mais quelle forme lui donner ? » s’interroge Marx. Et c’est bien là tout le problème. Car l’aigri de l’ancien monde n’a pas d’idée sur le suivant. Il formalise à peine ce qu’il ne veut plus, il ne sait pas ce qu’il veut par ailleurs. Trop d’inégalités sur terre, trop de richesses chez les autres, trop de connivences entre ceux qui ont le pouvoir, et la frustration prégnante du laissé-pour-compte.  La surinformation dont les réseaux l’abreuvent ne produit au final que la frustration de ne pas l’être – informé – tant il est difficile de savoir à quelle nouvelle se vouer.

Et le monde nouveau, il y a fort à parier qu’il ne l’aimera pas beaucoup non plus. L’aigreur est un poison à diffusion lente dont il ne se débarrassera pas. Elle laisse un goût acre et permanent. Elle le nourrit. Il se sent esclave d’un monde qu’il n’aime pas, se rêve tout puissant du suivant. Il ne fait que passer d’une privation à une autre dans ce parcours égotique. Il ne serait heureux dans aucun monde, incapable de cultiver un lopin sur l’ile d’Utopie.

Ce qui est à craindre, c’est que son esprit individualiste et étroit, ne le conduise qu’au « grand soir », la révolution dont il rêve, à défaut d’avoir l’intelligence de bâtir un lendemain. Sa satisfaction immédiate sera de très courte durée. Un monde plus solidaire, plus démocratique, plus social, plus chaleureux, plus respectueux…Tout cela n’est qu’incantation dénuée de toute praxis, de tout chemin à suivre. « Je veux ralentir, prendre le temps, m’occuper de moi, aimer et être aimé… », Tout cela fleurit sur la toile. Tout cela n’a aucun sens car dénué de toutes projections objectives. C’est le catalogue des bonnes résolutions du jour de l’an. On sait que dès le 2 janvier, tout est déjà effacé.

Que va devenir le capitalisme ? Rien de plus que ce qu’il était

Il y a les aigris, il y a les autres. Ceux raisonnables qui réfléchissent, qui bâtissent et qui pensent qu’effectivement il convient de changer. Mais changer quoi ?

Faut-il compter sur la fin du capitalisme puisqu’il serait cause et catalyseur de la crise que nous traversons, à la fois sa cause et son symptôme. Le Covid est bien plus qu’un virus, c’est un marqueur socio-économique d’une société qui est remise en cause pour ses excès. Comme le capitalisme vaincu par les prolétaires chez Marx, par les intellectuels chez Schumpeter, par la finance elle-même au moment de la faillite de Lehmann brothers, il pourrait mourir, asphyxié par le Covid, sous les applaudissements de sociétés qui se sentent privées de démocratie et à la recherche d’un ordre nouveau, plus frugal, moins inégalitaire ou le progrès s’ordonne sur d’autres valeurs que le développement économique. Le coupable, c’est lui.

Et bien non ! Même désigné coupable, le capitalisme ne s’effondrera pas, de même qu’on n’en changera pas la nature. C’est même le contraire qui va se produire. Il sortira renforcé. A défaut de guerres et de révolution, marqueurs historiques après les crises économiques, c’est bien le capitalisme qui nous sauvera du marasme que nous vivons. C’est sa formidable capacité à générer de la richesse. Et, n’en déplaise, il faut le louer de ne pas avoir de morale, il ne doute pas du chemin à prendre. La crise économique que nous vivons ne sera vaincue que par la capacité du capitalisme à ne pas faillir.  Ce sont les politiques et les peuples qu’ils gouvernent qui faillissent à le contrôler, à répartir la richesse, à contrôler ses concentrations industrielles et commerciales, à abandonner les indépendances de proximité au profit d’une mondialisation qui, le jour venu, ne fait que souligner la perte de l’autonomie et la capacité à être maître de son destin. Cette perte de souveraineté nourrit notre défiance à la démocratie puisque nous ne maitrisons plus le pouvoir de satisfaire nos besoins essentiels et ne garantit plus notre indépendance, notre sécurité, voire notre éducation et donc notre liberté.

Le capitalisme n’est pas responsable d’une morale qu’il n’a pas fondamentalement. Il faut que les entreprises continuent à générer de la valeur ajoutée qu’elles redistribuent à leurs salariés, à leurs partenaires, à l’Etat, à tous ceux qui vivent d’elles. La production de valeur ajoutée dans les systèmes capitalistiques et depuis un siècle et demi a largement profité à l’augmentation de la richesse et du niveau de vie. Le capitalisme en tant qu’ordre technoscientifique et mathématique – au sens où le définirait Pascal – est, n’en déplaise, l’ordre économique qui a apporté le plus de liberté aux peuples et aux sociétés qui l’ont appliqué et en ont profité. Toutes les autres organisations, égalitaristes en particulier, ont historiquement échoué dès lors qu’elles s’appliquaient à des populations qui dépassaient le caractère restreint de la tribu ou du village. Marx prédisait la fin du capitalisme renversé par le prolétariat, c’est bien le socialisme – en tant que doctrine – qui s’est éteint sauf dans quelques états lointains dont, semble t-il, la libération de l’Homme n’est pas le centre des préoccupations. Aleksei Stakhanov est mort dans la mine bien avant la chute de l’URSS. Il n’a pas survécu à la praxis.

La fin du concept de « Responsabilité Sociétale de l’Entreprise » ?

Le capitalisme ne changera pas. Les entreprises vont-elles devoir changer ? Le mythe de la Responsabilité Sociétale de l’Entreprise va-t-il résister à la formidable épreuve sanitaire et économique que nous traversons ? Face aux excès du capitalisme suspect, faut-il croire les entreprises qui vont nous annoncer que, promis-juré, elles vont encore devenir plus vertueuses au risque d’être systématiquement sujettes à caution sur tout ce qu’elles entreprendront ?

Faut-il croire les chaines de distribution alimentaire, celles qui garnissent leurs rayons tous les matins, qu’elles ont compris le sens du mot frugalité, qu’elles vont remplir leurs étals que de produits bio d’agriculture de proximité, faut-il croire que les compagnies aériennes vont arrêter de faire voler leurs avions au nom de la fin du monde sans frontière et de la numérisation de l’économie, que les industriels de produits de grande consommation sont prêts à renoncer au concept du renouvellement de marché…Évidemment que non, car il en va de leur survie, de leur développement, et de la production de richesse, de notre autonomie économique, et, là encore, de notre liberté.

Faire croire que responsables, les entreprises deviendraient dorénavant vertueuses est une absurdité, voire une imposture et, par ailleurs, la reconnaissance qu’elles ne l’étaient pas. C’est prendre les citoyens-consommateurs pour des idiots. Une entreprise n’a jamais vendu, ne vend, ne vendra jamais un produit ou un service par devoir, toujours par intérêt et c’est d’ailleurs en cela qu’elle est vertueuse. La responsabilité sociétale de l’entreprise est un mythe qui voudrait gommer le capitalisme dont elle se nourrit alors qu’il en est l’ombilic.

L’entreprise est une organisation, un système. Par essence, intrinsèquement, elle n’a pas de morale. Que ses dirigeants, ses salariés soient vertueux et solidaires et participent aujourd’hui d’un formidable mouvement d’aide et de compassion envers ceux qui en ont besoin est évidemment souhaitable et louable. Qu’elle produise et vende conformément au droit est la moindre des choses. Mais « en faire un objet de morale » n’est qu’un artifice marketing et parfaitement contre-productif in fine car la vertu n’a pas de limite.

Les patrons de la grande distribution sont de formidables entrepreneurs et des plus respectables, mais ils n’ont pas décidé de doubler les capacités de leurs caddies dans les années 80 par devoir et morale. Ils l’ont fait par intérêt et parce que leurs clients le souhaitaient, soutenus par des politiques et/ou économistes qui y voyaient le moyen de juguler l’inflation. Pensez-vous sérieusement qu’ils vont en faire aujourd’hui des plus petits au nom de la frugalité ? S’ils privilégient aujourd’hui et demain les circuits courts et l’entente avec des producteurs locaux, ce n’est pas par bonté d’âme, c’est parce qu’ils y sont contraints par l’émergence d’une conscience qui rejetterait une économie libérale, mondiale et globalisée. Et c’est parfaitement respectable. De leur gestion avisée dépendent des milliers d’emplois. La grande distribution est un formidable levier de création de richesse qui profite à tous. Le concept de vertu est dangereux et il convient pour les entrepreneurs de ne pas trop l’encourager car il a des limites floues, sinon à cautionner tous les agriculteurs de proximité de visiter les magasins tous les matins pour y détruire les produits issus d’ailleurs.

La grande vertu de la crise que nous vivons, c’est que probablement nous allons consommer autrement, moins, plus sain pour soi-même et pour la planète. Le processus est déjà entamé, il va s’amplifier. Même si le Covid, un virus, n’a rien à voir avec les excès d’un capitalisme non contrôlé, l’adversité à laquelle nous devons faire face interroge immanquablement sur le monde dans lequel nous voulons vivre demain. Le Covid ne va pas résister à la science probablement, et l’on finira par trouver un traitement et un vaccin. Mais il nous aura marqué parce qu’il souligne notre impuissance à maitriser le destin en même temps que notre finitude. Quel sens nous voulons donner à nos vies ? La crise du Covid se heurte à nos interrogations sur la fin de l’humanité, de la biodiversité, le décryptage du génome et les manipulations eugéniques, le réchauffement climatique et la fin par épuisement de la planète. A défaut de Dieu ou de Marx pour ordonner nos vies, il faut reprendre la responsabilité de notre destin dans un réflexe de survie prométhéen. Et il va falloir vivre autrement. Consommer mieux, consommer moins, consommer différemment sont vecteurs de cette responsabilité nouvelle qui va profondément influer sur les activités des entreprises qui vont devoir s’adapter voire muter. La consommation de masse servie par le renouvellement des marchés est un modèle qu’il nous faut revoir, et reprendre ainsi toutes nos leçons de Marketing.

Les entreprises vont devoir changer, non par vertu mais parce qu’elles y seront contraintes par un marché plus responsable. C’est leur intérêt. Nous n’achèterons plus les services d’une entreprise qui pollue ou plus généralement qui ne respecte pas les codes éthiques qui s’imposent à nous pour sauver la planète et ses ressources. La crise du Covid est un formidable révélateur de conscience chez les consommateurs que les entreprises vont devoir satisfaire. C’est la fin de la Responsabilité Sociétale des Entreprises qui n’est qu’une tentative désespérée à vouloir moraliser l’entreprise qui cherche à se justifier d’un crime qu’elle n’a pas commis, ce qui est vain par essence, au profit de la Responsabilité Sociétale du Consommateur, concept émergent à partir de laquelle les entreprises vont devoir muter.

D’un monde globalisé à un monde numérisé

Ce que nous apprenons de la crise du Covid, c’est que le numérique pourrait se substituer à toutes relations de face à face dans l’accomplissement des échanges sociaux ou économiques. Plus besoin de voyager, de sortir de chez soi, de visiter ses voisins, ou professionnellement ses fournisseurs et ses clients. Tout ou presque peut se faire en « distanciel ». C’est évidemment un formidable progrès s’il s’agit de réduire l’empreinte carbone. La vertu écologique vient au secours des doutes que l’on pourrait avoir sur le progrès généré par une relation numérisée. Elle est performante par ailleurs. On peut préférer danser le « slow » à Tinder, on peut déplorer l’évolution des modes de relations sociales, néanmoins peu de chance que l‘on retourne au « slow ». Il était lent et d’issue aléatoire.

Pour ce qui est de l’organisation de nos relations professionnelles, et même si le choc est brutal, nous apprenons que nous pouvons faire des conférences, des réunions à multiples interlocuteurs sans véritablement que la qualité de la relation, ni de l’information, soient détériorées. Et même mieux, nous apprenons tout l’intérêt que nous pouvons en tirer sur le niveau d’attention des interlocuteurs. Il sera probablement difficile de revenir en arrière. Dans les entreprises, autant de temps de réunion à plusieurs que pour en fixer la date et l’heure dans l’ancien monde, autant de gains de temps et de performance à concilier les agendas dès lors que vous n’avez plus à vous déplacer physiquement. Les organisations vont changer. Si l’on s’interrogeait naguère sur ce que l’on pouvait faire en « distanciel » et par écran interposé, la réflexion sera dorénavant de savoir ce que l’on doit absolument faire en présentiel.

L’entreprise va perdre de son sens physique au profit d’un sens virtuel sur lesquels les ressorts de l’identité auront changé. Car « aller au travail » marquait la cadence de nos vies, il lui donnait un but, un sens. Dès lors qu’on ne va plus physiquement au bureau, quel sens donne t-on à travailler pour telle ou telle entreprise ? En d’autres termes, « que signifie travailler à Nantes, Lille et Paris ou chez Peugeot si je n’y vais jamais ? ».

La relation virtuelle permet de libérer de la contrainte physique de l’entreprise. Le travail à la maison va se développer puisqu’il est rendu possible et qu’on va pouvoir s’affranchir des déplacements coûteux en temps et financièrement. Mais d’un concept de travail choisi, il devient un travail imposé pour des raisons sanitaires aujourd’hui, économiques demain. Comme nous mesurons les contraintes du confinement, il va exacerber les solitudes sociales et va développer immanquablement des réflexes de contrôle plus strict. Si les pointeuses ont disparu dans la plupart des entreprises de service, elles pourraient être rétablies pour ce qui est de l’activité virtuelle, car pas question que les salariés puissent s’affranchir des contraintes de l’assiduité. Et là où le fait d’être présent physiquement garantissait pour partie l’accomplissement du travail, la distance n’offrira le même confort. C’est l’ensemble de la relation sociale et du pacte social qu’il va falloir réinventer. Les petits esprits toujours enclins à tirer profit vont vouloir des compensations immédiates sans mesurer les enjeux qui se profilent, ceux du contrôle, de l’autonomie et de la liberté.

 Designer un monde nouveau : L’enjeu ? La liberté…

Demain ne sera plus comme avant. Le capitalisme ne changera pas de nature, les entreprises non plus. Il sera toujours globalisé et les entreprises continueront à échanger avec le monde. Mais, les états seront néanmoins plus prudents pour veiller à leur indépendance sanitaire, industrielle, énergétique, alimentaire…et vont se réinterroger sur la notion d’état-nation et d’état providence. Nous croyions être privés de démocratie, c’est de protection dont nous manquions.

Mais la crise du Covid révèle un autre enjeu bien au-delà de la  crise sanitaire et économique que nous traversons. Depuis 40 ans, nous avons appris la liberté en voyageant partout dans le monde…On nous en prive en nous confinant, ce qu’évidemment nous acceptons, obligés mais malgré nous. Allons nous accepter de passer d’un monde globalisé sans frontière à un monde numérisé sous contrôle ? Allons nous accepter d’être surveillés sans cesse pour des raisons sanitaires ou professionnelles comme nous acceptons le confinement ? La liberté pourrait être l’enjeu des années à venir et le design, celui dont l’objet est de représenter le monde dans lequel nous voulons vivre, en être la matière principale.

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