Design et leadership éthique, l’Humain Eduqué (EH) versus l’Intelligence Artificielle (AI) – Quel futur pour les écoles de design ?

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« L’intelligence, c’est la capacité à s’adapter » nous dit l’astrophysicien anglais Stephen Hawking décédé en 2018. Mais s’adapter à quoi et pour quel idéal ? Dans ce monde d’information et de savoir à la portée de tous, d’Intelligence artificielle générative, s’agit-il d’incarner l’ «Humain Instruit » de l’ère post-moderne et penser que le savoir est garant d’une capacité à s’adapter ou bien faut-il tout déconstruire, réfuter tous les enseignements du passé comme autant de certitudes qu’il convient d’abattre, de barrières empêchant l’ inclusion universelle comme nouvel idéal wokiste qui consisterait à dénoncer toutes différences parce que par essence discriminante et facteur d’injustice. Le savoir va-t-il nous perdre ou bien nous sauver, nous endormir ou bien nous éveiller ? Quel rôle pour le design et pour les écoles de design dans ce monde-là, alors qu’il s’agit de retrouver du sens au moment où les sciences et le progrès social et économique ne suffisent plus à fixer le cap.  Que sera demain l’Humain Instruit, l’ « Educated Human – EH »,  quel leader sera-t-il, quel design pour cet humain-là ?

Quels contextes et s’adapter à quoi ? ou comment l’Intelligence Artificielle bouleverse toutes nos repères et nous oblige au déisme

Si les robots augmentés et l’intelligence artificielle se substituent à l’Humain pour ce qui est du travail, de la technique mais aussi de la créativité, de l’imagination, de la transmission et de la production de connaissances voire d’une certaine forme de sensibilité, mimétique d’abord, puis auto-générée demain, alors il convient pour ce dernier de se poser la question qui sous-tend toute sagesse, toute philosophie, toute éthique : « qu’est-ce qu’être humain ? ».

Au-delà d’une capacité physique, de travail et de production hors norme,  d’une précision et d’une qualité de geste impeccable, d’un savoir quasiment infini et au-delà de tout génie humain, le robot augmenté pourra demain faire, agir, penser, réfléchir, apprendre et vraisemblablement aimer.  Le robot augmenté d’Intelligence Artificielle va tout bouleversé et oblige à réinterroger la relation au travail, à la société, au savoir, au bonheur, au progrès, aux valeurs et pire à l’amour.

Il faudra du temps probablement pour que les concepts d’Eros et d’Agapé se distinguent dans une conscience de robot humanoïde mais il apprendra très vite de Platon pour le dépasser assurément.  Déjà, certains humains sont amoureux de leur robot humanisé et « genré » comme ils le sont d’une femme ou d’un homme. Leur robot-partenaire réagit, s’adapte et montre de l’amour en retour. Ils envisagent de faire leur vie avec lui/elle récréant une distinction de genre, spécieuse certes, au moment même où certains humains font le choix d’être non-binaire, ni homme, ni femme.

Le robot a le genre qu’on lui destine, ce qui est absurde pour qualifier une machine mais pratique et peu sujet à caution. Il serait cocasse que le robot nous sauve de la négation des genres si toutefois ce concept est d’importance, les « non-genrés » ou « non-binaires » présents aujourd’hui dans la société posant à juste titre la question intéressante d’un nouveau genre à construire mais aussi de l’absence de genre.

« Qu’est-ce qu’être humain ? »  Si le robot nous a déjà volé l’amour, augurons qu’il ne viendra pas nous chercher, nous faire concurrence, nous dépasser sur le terrain de notre spiritualité et de la métaphysique. Renversement de l’Histoire et du fatalisme religieux,  l’ «être humain » pourrait se distinguer  par sa capacité à concevoir dieu, à le créer sans cesse et sans cesse.  Il est déiste ou devra le devenir pour conserver son humanité.

Son salut viendra probablement de cette formidable aptitude, cet impérieux besoin de penser que quelque chose nous dépasse, quelque chose au-dessus de nous, un grand architecte invisible qui relègue l’empirisme à un concept accessoire.

L’essence de l’être, ce pourrait être dieu.  N’en déplaise à tous les athées et tous les laïcards, perdu pour perdu, « A dieu vat » est le nouveau credo à l’heure des robots, y compris pour tous les humanistes les plus convaincus. Il s’agit pour Prométhée de rapporter le feu qu’il a dérobé et de redonner du sens à dieu.  Faut-il voir dans la flamme olympique des Jeux de Paris 2024 qui s’envole vers le ciel le formidable symbole de cette résurrection de dieu dans ce monde qui nous échappe ?

S’agit-il de croire en dieu au sens de la religion ? Evidemment que non, chacun fait ce qu’il veut et est  libre dans nos sociétés occidentales de croire ou ne pas croire,  il ne s’agit pas de parler du ou des dieux des religions, et/ou d’évoquer la légitimité de tel ou tels, il s’agit d’évoquer l’impérieuse nécessité de se référer à quelque chose qui nous dépasse pour sublimer ce que nous ne maitrisons plus ici-bas. La science nous a bercé dans l’illusion que nous pouvions tout comprendre, le formidable bond économique depuis les révolutions industrielles dans celle que nous pouvions tout posséder, l’Intelligence artificielle dans celle que nous pouvions tout savoir, il nous faut construire de nouvelles valeurs, un nouvel « isme ». Le robot nous invite au déisme pour conserver notre humanité.

Quid du savoir et de l’ « Humain Instruit » comme idéal post-moderne ? Pic de la Mirandole est un mythe pour ce qui est de tout savoir et un exemple pour ce qui est de l’hybridation des connaissances et de son « union avec Dieu ».  L’ « Humain Instruit – Eduqué » comme pendant de l’ « ignorant obscur » sera celui ou celle qui au-delà de toutes connaissances et de toutes richesses saura donner en toutes choses du sens, un sens qui le dépasse. L’ « Humain Instruit » comme idéal n’est plus celui qui maitrise les savoirs mais celui qui est apte à les rassembler, à  les comprendre et à en maitriser les principes pour un dessein qui le dépasse et qu’il convient de bâtir.

« Dieu est mort », dit Nietzsche mais prenons garde alors à ce que ce ne soit pas un robot qui revienne sur les ailes de l’aigle. Ce n’est plus la résurrection de Jésus qui fait Dieu,  c’est plutôt l’impérieuse nécessité qu’on replace ce dernier sur son siège olympien. Robot ou déiste, il faut à l’humain choisir.

Le design, des Arts appliqués à la stratégie ou comment le placer au-dessous de tout

Longtemps, le design a été considéré comme une discipline d’Arts Appliqués. Ses racines modernes naissent chez les compagnons, les bâtisseurs de cathédrales, les artisans du bois, du verre, du métal, du tissu, de l’imprimerie. Ses établissement-phares sont encore gérés par le Ministère de la Culture, peu destiné à travailler avec le monde économique sinon dans le cadre du mécénat.  Il est question d’y privilégier la création, le beau et l’harmonie, ce qui est noble et à saluer.

Reste à définir ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Le beau n’a que le sens qu’on veut bien lui donner.  Est-ce qu’une chaise Kartell est belle ? Peut-être mais la question a-t-elle un sens ?  Ce qui est sûr, c’est que le siège a séduit et qu’il a produit beaucoup de valeur ajoutée à l’entreprise qui l’a conçu, fabriqué et vendu.  

« La plus belle courbe d’un produit, c’est la courbe des ventes » nous apprend Raymond Loewy.  La chaise Kartell a généré de la richesse qui a été redistribuée. Son design n’y est pas étranger. Pour autant, que veut dire être belle dans le cas d’une chaise ? Tous les discours de son créateur sur « le plastique et la transparence qui font design » sont vanité.  « Kartell est une philosophie de famille ou une famille philosophique. C’est les gens qui seuls et avant tout le monde ont eu l’intuition que seul le plastique pourrait augmenter la qualité et donner des produits intéressants et honnêtes pour le maximum de gens.” nous apprend Philippe Stark sur le site Kartell. Difficile d’être plus abscons.  Mais, quel génie !

Cette prééminence culturelle de la création sur l’économique ne favorise pas la reconnaissance d’un design industriel et d’un design plus systémique, plus stratégique à résoudre des problématiques globales qui se posent à toute société moderne. Le sens commun continue de penser que le design est circonscrit à quelques secteurs d’activités, des belles tables, des belles chaises, des belles lampes…L’émergence du design comme discipline d’innovation, stratégique et économique peine à convaincre.  Quant au design, discipline de management systémique, le chapitre reste à écrire, même si le virage récent de la « Social Innovation » témoigne de cette inclination.

Récemment tous les acteurs du design étaient invités par le Président français Emmanuel Macron au Palais de l’Élysée. Enfin, le design allait être reconnu par le politique qui n’en parle jamais. Pas un mot du design en France quand s’il s’agit de parler de politique publique ou industrielle.  Aucun programme n’en fait état, jamais.

Enfin le design honoré par le Président, la belle affaire !

En fait, il s’agissait de célébrer la nouvelle table du Conseil des Ministres, pièce du Mobilier National, admirable certes mais qui renvoyait le design au rang de l’accessoire alors que les entreprises n’ont jamais autant eu besoin d’innover.  

S’agit-il de mépris ? Non, simplement une méconnaissance totale de la portée du design entretenue par de nombreux acteurs qui ont intérêt à cultiver leur marginalité pour exister.  Les designers s’en sont-ils offusqués ? Non, prouvant là qu’ils n’ont pas pris la mesure de cette discipline devenue stratégique pour les entreprises et la société en général. A l’endroit même, la salle du Conseil des Ministres, où se jouent l’avenir d’un pays, d’une nation et du monde compte tenu du poids de la France, les designers sont présents : Ils ont fait la table. Certains se sont réjouis, flattés comme des Maréchaux d’Empire, d’autres plus responsables et loin d’être désespérés par ce manque de reconnaissance se sont remis au travail.

L’ambivalence, ce quasi antagonisme entre le design de création et d’innovation, design de créateur ou bien design stratégique, est solidement ancré dans la culture de l’enseignement supérieur et dans de nombreux pays. Beaucoup d’écoles et d’universités continuent de développer cette mythologie du designer-artiste comme symbole d’excellence, développe une certaine forme de marginalité de l’artiste maudit qui ne peut être définitivement compris puisqu’il doit son identité et son salut à la création qui par essence est déviance et transgression. Créer, c’est s’affranchir de la réalité et des autres. Il s’agit également et dans beaucoup d’établissements de se distinguer de la société et en particulier des entreprises. Celles-ci incarnent le capitalisme dont on prétend dénoncer l’avidité, comme si le rapport à l’économique et à la production de richesse était une damnation. Il ne faut aller chercher plus loin les raisons pour lesquelles le design est si peu considéré et a toujours été perçu comme non essentiel, voire une coquetterie comme nous l’entendons parfois dire par des professeurs incompétents.  

Du dessin au dessein, les nouvelles écoles de management

La nature du design, sa perception et le travail de designer pourraient profondément changer par l’arrivée de l’intelligence artificielle. Réjouissons-nous de cette possible et profonde mutation car nous n’avons pas le choix que d’accompagner cet révolution. Sous ses aspects techniques, le design va disparaître.

Historiquement et culturellement, le dessin est l’objet originel du designer et le crayon son arme. C’est par le crayon qu’il défend son savoir-faire unique, qu’il montre son pouvoir. Cette arme est redoutable. Chez l’anthropologue, la maitrise de la main, du geste, du crayon, du trait détermine la distinction, les limites et la suprématie de l’humain sur l’animal.  C’est la main et le crayon qui font la différence et qui affirment le pouvoir et l’action qui succède au verbe, le pouvoir de créer, de produire des images qui transcendent les différences et les cultures, qui milite pour une certaine forme d’universalité.  Le dessin, c’est le début de l’action, la 1ère étape de valeurs humanistes qui comptent : agir, faire, bâtir, entreprendre. Il représente en même temps qu’il fixe l’objectif et le résultat à venir.

Dites « bouteille » en Bantou et personne ne comprendra, dessiner une bouteille et tout le monde sait de quoi l’on parle.   C’est le dessin qui représente le mieux le monde dans lequel on veut vivre et permet de l’appréhender.  Il est un objet d’universalité sans affranchir totalement la culture de celui qui en est l’auteur, il est universel et néanmoins distinctif car témoin d’une culture.

Le dessin nécessite une maitrise à nulle autre pareille, il s’apprend techniquement.  Quid de la création ? La création, c’est ce moment sublime où la main et son crayon  parfaitement maitrisés vont au-delà de l’intention. Alors la main devient esprit, quelque chose qui dépasse le technicien qui devient artiste. Le designer connaît ce moment sublime.

Si le dessin est une technique, alors il échappera à l’humain, remplacé par des IA plus performantes, c’est inéluctable. Les robots intelligents pourraient s’approprier tous les métiers techniques. A quoi sert-il de demander aux étudiants dorénavant de dessiner, de faire des maquettes, d’œuvrer de leurs mains si l’IA les produit avec plus de pertinence ?

Quid alors de tous les métiers du design, si le dessin n’est plus cette distinction qui en faisait une discipline à nulle autre pareille ?

 Le design doit sortir de sa gangue originelle artistique et artisanale. Il doit incarner autre chose de plus puissant, de plus déterminant. Savoir dessiner ne suffit plus. Il s’agit de passer du dessin au dessein : Quel sens il faut donner aux choses, au-delà de leur fonction immédiate, dans une acception presque spirituelle, déiste, puisqu’il ne s’agit plus de se réjouir d’un beau dessin, fruit de n’importe quel ordinateur, mais de servir quelque chose qui le dépasse.

Il faut des heures et des heures d’apprentissage pour faire un graphiste, un architecte d’intérieur, un designer quelques soient sa discipline et sa spécialité. Quand on s’est rendu compte que les nouveaux outils de la communication digitale n’étaient pas une affaire d’informatique mais plutôt d’usage, les établissements d’enseignement supérieur de design ont considérablement bouleversé leurs programmes de création pour introduire des cours de code afin de maitriser la conception d’applications mobiles ou autres outils liés aux révolutions technologiques. L’intelligence artificielle rend tout cela définitivement obsolète. Inutile de coder dorénavant, Chat-Gpt vous livre les lignes dont vous avez besoin sans ne plus avoir la contrainte de les concevoir. Il faut 15 secondes pour produire autant de logos possibles grâce aux outils d’IA disponibles quasi-gratuitement sur Internet. Autant de temps pour définir les contours d’un prototype de voiture ou un aménagement intérieur. Tous les métiers sont remis en cause, tous les processus d’apprentissage sont à redéfinir et c’est l’objet d’un établissement supérieur de création qu’il faut repenser. Les écoles de design ont vocation à devenir les nouvelles écoles de management global, celles qui donnent du sens à la technologie et à l’économique.

Pour le designer, la seule issue, c’est de passer du faire au faire-faire. C’est la machine qui dorénavant fait à sa place, qui sait et qui va même produire le savoir, s’améliorer de façon autonome. Et c’est tout l’enseignement qu’il faut revoir. Il convient de s’affranchir de l’apprentissage des matières techniques pour maitriser, ordonner, diriger les processus de production et être en capacité de juger le résultat. La question, la problématique, le système…deviennent essentiels, là où encore naguère on jugeait un dessin, une maquette, une image, une habilité à faire.

Il devient par exemple primordial de savoir rédiger un bon « prompt », une requête informatique à l’attention de Chat GPT pour avoir le résultat le plus pertinent possible et être capable d’en juger. Le « savoir faire-faire » se substitue au « savoir faire ».  Si un jour, un professeur vous dit qu’il ne fait plus cours mais qu’il passe son temps à tester les meilleurs sites de formation et d’IA disponibles sur Internet pour en juger la pertinence, pour les commenter avec ses étudiants et les guider dans leur maitrise, intéressez-vous à lui, il a beaucoup d’avenir.

Le designer, ce leader éthique, cet artisan du sens pour un design devenu stratégique

Il est temps de passer à l’ère du dessein. Le designer ne dessine plus un objet, une voiture, un jouet, une machine à laver…Il utilise l’IA pour le faire à sa place. Alors quid de son rôle ? Faire faire et donner du sens.  Il gère de la mobilité, de l’éducation par le jeu ou bien du plaisir, il a une responsabilité sanitaire ou bien de représentation sociale…Pour l’entreprise, il oriente les réflexions stratégiques de développement centrées sur les usages et le progrès plutôt que sur les besoins et la performance technologique. Il est le chef d’orchestre de l’entreprise. Il en devient le leader. 

Il doit devenir ce manager du sens au service de la société, des entreprises, des institutions, des villes, des pays, plus largement du monde dans lequel il souhaite vivre.  Il doit l’imaginer, le représenter et le bâtir, il n’en dessine plus les contours mais en définit tous les usages et les systèmes socio-économiques qui vont avec.

« Les entreprises du 19ème et du 20ème  siècle se sont posées la question de ce qui était techniquement possible et économiquement profitable, les entreprises du 21ème doivent se poser la question de ce qui fait sens » » nous dit Elsbeth Gerner Nielsen, ancienne rectrice de la DesignSkolen de Kolding – Danemark.  Si les questions de la technologie et de la production de richesse demeurent essentielles, il convient de s’interroger dorénavant sur le sens du progrès technologique et de la génération de richesse économique comme vecteurs de progrès et les inscrire dans des problématiques plus globales, plus systémiques. Il faut pour l’entreprisse, modestement mais assurément, avoir des objectifs plus inclusifs, plus universels avec l’ambition presque sublime et spirituelle de faire quelque chose qui dépasse son objet et retrouver par le faire-faire cette sensation du crayon qui échappe et va au-delà de l’intention.

La RSE – Responsabilité Sociétale de l’Entreprise – est significative de cette tendance à viser la vertu. Mais, hélas, ce n’est qu’une tartufferie. Ce serait prétendre que l’entreprise conçoit, fabrique et vend par devoir, ce qui est un mensonge. Elle le fait toujours par intérêt. L’entreprise a pour objectif la production de valeur ajoutée et de richesse. C’est cette production de richesse qui permet la redistribution et guérit de la pauvreté et des inégalités. Le concept d’entreprises à mission est tout aussi sujet à caution, qu’elles se contentent de remplir celle de produire de la richesse. Là est leur seule vertu.  La vraie générosité est celle dont on ne parle pas.

L’heure du design

Néanmoins, les entreprises vont devoir muter et le moment est propice pour le design car beaucoup d’entreprises sont contraintes de réfléchir différemment sur leur avenir, d’innover pour s’adapter aux mutations radicales des contextes technologiques et socio-économiques.  Beaucoup de structures industrielles et commerciales vont devoir revoir leur modèle et questionner leur développement. Il est aberrant que les étudiants et certains professeurs se défient des entreprises au prétexte du capitalisme. Le designer a le devoir de les aider à muter pour servir des desseins plus nobles que la performance technologique et/ou économique.  

Les entreprises vont devoir muter parce qu’en particulier les politiques publiques vont devenir exigeantes en matière de respect de l’économie de ressources, d’émissions d’empreintes carbone et autres obligations sanitaires et écologiques. Les consommateurs vont l’être également.  Cette mutation va s’opérer autour de la notion du sens. A la question « Quel est votre métier ? » va s’en substituer une autre « Quel sens vous donnez à votre entreprise ? ».  Et il faudra donner des gages évidemment mais avec le seul objectif, toujours et toujours, de générer de la valeur ajoutée. Cette nécessité du sens qui se pose à toute entreprise pour ordonner son développement nécessite des compétences transverses, hybrides, entre technologie, sciences de gestion et humanités. Cette hybridation de disciplines est le fondement même du métier de designer : Représenter pour faire adhérer, rassembler, mutualiser les savoirs et les compétences, partager avec l’objectif de bâtir et de générer du progrès. Le designer a vocation à être le chef d’orchestre de ces mutations.

L’ « Humain Instruit » – The Educated Human (EH) –  comme alternative à l’IA

L’ « Humain Instruit » tel que le définit Peter Drucker, est ce leader universel et éthique capable de mutualiser disciplines et cultures au service de la production de richesse, « capable de fédérer les traditions locales, particulières, distinctives dans un engagement pour des valeurs  communes, dans un concept commun d’excellence et dans le respect de tous pour chacun », le contraire des tendances actuelles qui voudraient que chaque groupe ethnique, chaque race,  chaque minorité devraient être instruits différemment et bénéficieraient de droits spécifiques. Ce leader universel est celui qui est à la fois capable de faire la synthèse du savoir et néanmoins capable de jouer de toutes les différences pour qu’elles rentrent en résonance plutôt qu’elles ne s’opposent, un leader qui prônent la diversité et le respect de toutes différences et où l’apprentissage de la culture de l’Autre est un enrichissement de sa propre culture.

Cet « Humain Instruit », dont l’avènement s’accélère comme une réponse au développement de l’IA, chargé du faire-faire quand le faire lui échappe, a cette responsabilité de donner du sens. Il est le leader de demain. Il n’est pas celui des philosophes humanistes dont l’enseignement est basé sur la tradition de sagesse et de beauté du passé et dont la réflexion est aujourd’hui plus occupée à combattre les idées « wokistes » qui les remettent en cause.  Ceux-ci, à l’inverse des humanistes veulent abattre les références du passé, dans lesquels ils piochent à juste titre tous les symboles de l’oppression dont ils s’estiment victimes.  Ils déconstruisent. La philosophie déconstructiviste, à force de s’opposer à tout plutôt que de construire, finit sa révolution par revenir au point de départ. Les cochons de « La Ferme des Animaux » d’Orwell après avoir haï les humains comme l’ennemi absolu, finissent par festoyer à la même table. L’« Humain Instruit » apprend et s’inspire du passé, pour faire le présent et l’avenir, le bâtir. Ils ont l’ambition de Marx qui témoignait qu’il ne s’agissait pas d’interpréter le monde mais bien de le changer.

Les leaders de la société du savoir agissent sur le présent et ont la responsabilité de bâtir l’avenir. Ils construisent. Ils imaginent, représentent, bâtissent et donne du sens. Ils ont l’ambition de Pic de La Mirandole, rassembler toutes les disciplines pour faire l ‘« union avec Dieu », quelque chose qui va au-delà d’eux.  C’est l’ambition que doivent avoir les designers et les écoles de design, hybrider les savoirs et les compétences pour une réflexion systémique et stratégique sur les enjeux du progrès.

Vers un leadership éthique, les écoles de design, nouvelles écoles de management

Si le design est stratégique, s’il est une discipline d’hybridation des savoirs, des sciences, de l’économie, des humanités, s’il pose les questions et les conditions de notre humanité parce qu’il a le devoir de lui donner du sens, alors, le designer devrait occuper les positions stratégiques dans les entreprises et dans la société en général. Il reste aux écoles au design d’intégrer cela, de comprendre qu’elles sont les nouvelles écoles de management, abordant de manière systémique les problématiques qui se posent à toute société. Les problématiques écologiques et d’Intelligence Artificielle sont des formidables vecteurs de cette transformation de prisme. Reste aux designers à envisager et à ambitionner d’occuper les positions stratégiques qui leur tendent les bras et qu’ils deviennent ces leaders éthiques, ces bâtisseurs de sens.

Occuper ces positions de « leader éthique » dans les entreprises, c’est l’ambition que doivent nourrir  les designers,  et pour leurs étudiants, les établissements d’éducation au design et leurs professeurs qui doivent comprendre que leur rôle a changé. Transmettre le savoir n’est plus de leur responsabilité, ils sont dépassés.  Leur rôle est ailleurs, donner aux étudiants la « folle ambition, celle du bâtisseur de cathédrales, faire une flèche si haute qu’elle atteindra le ciel ».  Sinon, ils disparaissent.  Et ce sont les robots qui reviendront sur les ailes de l’aigle.

Christian Guellerin

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