Les opportunités sont grandes pour les écoles de design de devenir « les écoles des managers de demain », ceux dont nous avons besoin pour réconcilier l’économique et le social et réinterroger, entre la science et le marché, la notion de progrès au service de l’humanité.
En 1994, des enseignants d’HEC publiaient un livre intitulé “L’école des Managers de demain”. Son propos était de spéculer sur les évolutions pédagogiques, les méthodes d’apprentissage, les structures et plus généralement expliquer comment les changements environnementaux et la responsabilité sociétale seront prioritaires dans un nombre croissant d’écoles de management et de commerce comme moyens pour propulser des étudiants aux échelons supérieurs de la hiérarchie. Alors que les écoles essayent dorénavant de trouver le bon équilibre entre professionnalisation et recherche académique afin de correspondre au classement international des universités, les auteurs mettaient en avant les qualités ou compétences nécessaires, parmi lesquelles la flexibilité, l’imagination, la créativité, la mobilité et la tolérance, pour ceux qui aspiraient à devenir les managers de demain.
En 1994, peu d’écoles de design en France s’interrogeaient sur leur relation avec les entreprises sinon souvent pour s’en défier. C’était pervertir l’œuvre de création que de travailler en partenariat avec des structures économiques dont la proximité risquait d’obérer la capacité à créer. Une belle exposition de projets de diplômes suffisait à prouver la qualité de l’enseignement. Il appartiendrait aux jeunes designers de découvrir un autre monde dès lors qu’ils débuteraient leur carrière. Que dire des enseignements de gestion ou de marketing, quasiment absents des programmes de formation, comme si penser un produit comme s’il devait être vendu équivalait à confier son âme au diable ? Le designer avait la responsabilité de faire du beau. A d’autres, celle que les produits soient vendus. La réalité de la production industrielle et celle des marchés a désillusionné nombre d’étudiants talentueux. La parole de Raymond Loewy – « la plus belle courbe d’un produit, c’est la courbe des ventes » – était bien loin de l’état d’esprit des écoles. Peu d’entreprises en France avaient intégré le design sinon à la marge ou dans quelques secteurs d’activités très restreints.
Que s’est-il passé depuis 1994, au point que l’on parle désormais du design comme d’une discipline stratégique et de management et dans tous les domaines ? La mondialisation a bouleversé les modèles. Les économies occidentales sont en crise. Plus de 95% des échanges financiers sont virtuels et ne reposent sur aucune économie réelle. Le renouvellement des marchés et l’hyperconsommation, fondement de la production de valeur ajoutée, de richesse et de progrès, sont remis en cause par la conscience écologique et la nécessaire préoccupation de sauver la planète.
Plus généralement, le système capitaliste, ce formidable ordre économique techno-scientifique, s’emballe au point de concentrer la richesse au profit de quelques uns aux dépens des autres.
Les paradigmes industriels, fondés sur une approche scientifique de la gestion, du management et de l’organisation, ont vécu. Alors que dans les industries occidentales et depuis Taylor, il s’agissait de faire de mieux en mieux ce que l’on savait faire, l’arrivée de nouveaux producteurs, issus des pays émergents et travaillant à des coûts salariaux moindres, a bouleversé la donne. A quoi sert-il à une entreprise occidentale de continuer à modéliser ses process pour gagner quelques points de marge si elle n’a aucune chance de rivaliser avec des structures dont les coûts de main d’œuvre sont 2 ou 3 fois plus faibles ? A précipiter sa chute précisément…
« Être en capacité de faire autre chose avec ce que l’on sait faire » est le nouveau paradigme industriel et ne relève plus tant de la science exacte que de l’intuition et de l’esprit d’entreprendre. Et voilà qu’il ne s’agit plus tant de former des managers mais des entrepreneurs. Former des managers devient un moyen au service d’une cause bien plus essentielle et ambitieuse : former des entrepreneurs. Henri Proglio, alors membre de la Fondation HEC, déplorait en 1994 que trop peu d’étudiants-managers étaient des entrepreneurs.
Le management scientifique est rassurant. Il s’enseigne dans les meilleures écoles de management et maintenant sur Internet par MOOC interposés. Mais sortir de ces modèles scientifiques et les transgresser relève d’une toute autre approche pédagogique, de l’apprentissage des « soft skills » dont les professeurs d’HEC nous parlaient précédemment… flexibilité, créativité, mobilité…
L’évolution des contextes économiques, l’émergence de nouvelles économies adossées à d’autres cultures, d’autres législations, d’autres opportunités, la conscience écologique qui oblige à revoir tous nos modèles de pensée en terme de production et de consommation remettent en question tous les modèles scientifiques sur lesquels on a bâti la gestion des structures. Le design est devenu une discipline stratégique et de management, tant l’innovation est devenue le passage obligé des structures qui s’interrogent sur leur avenir. Le design, c’est l’occasion de transgresser les vieux modèles inopérants et de redonner sens et ambition. Le designer a cette qualité spécifique de représenter, de rendre tangibles, de rendre objectifs, de montrer. Alors que les marketers vous ramènent systématiquement aux marchés, les designers figurent les usages de demain, ceux pour qui les marchés n’existent pas encore. Il y a une prééminence des usages sur les marchés.
Stratégique, le design est également une discipline de management car là où le changement ou l’absence de modèle interrogent et parfois inquiètent, la représentation objective de scénarios utilisateurs futurs rassure et rend possible. Cette spéculation sur l’avenir, dès lors qu’elle devient tangible, est un formidable moteur de fédération des équipes. Le design devient le moteur du management et de l’animation.
La stratégie et le management au cœur des cursus pédagogiques
Depuis 1994, les écoles de design se sont professionnalisées. Elles ont intégré la relation à l’entreprise au cœur de leur cursus académique. Il ne s’agit pas, 50 ans après, de s’approprier enfin les « études de cas » d’entreprises, « prémaché » économique à usage pédagogique qui a formé avec succès les managers et révolutionné l’approche professionnelle de l’enseignement. Il s’agit de vrais cas, avec de vrais patrons, de vrais entreprises avec leur encadrement et leur personnel qui, et parce qu’il s’agit d’innovation, viennent défricher avec les étudiants le terrain des possibles, chercher les idées et les projets qu’ils n’ont pas encore. Ils montrent ô combien la gestion et le développement d’une entreprise ne sont pas une science exacte.
Et là est l’apprentissage à nul autre pareil, celui de la création, de l’imagination, de la transgression puis de la conception, du test, de la reformulation, de l’erreur, du doute puis de la proposition, de la représentation pour rendre objectif, préhensible, compréhensible et acceptable… à la fois pour l’usager et le consommateur, à la fois pour l’entreprise qui aura la responsabilité de produire et de vendre.
La compétence du designer concilie à la fois le travail de la tête et de la main comme pour lui donner encore plus d’humanité. Un apprentissage de la flexibilité, de la mobilité, de la création… l’apprentissage des « Managers de demain »… celui qui concilie le scientifique et l’intuition. L’« intuitique » est la dimension du designer qui le distingue des autres.
L’entreprise et ses contraintes sont au cœur des programmes des écoles de design. Ces contraintes sont de formidables occasions de créer car il s’agit de trouver les solutions pour s’en affranchir et rendre possible.
Cette relation aux entreprises confère à l’enseignement une forme d’apprentissage en alternance permanente, celle-là même que préconisaient les étudiants d’HEC dans le même ouvrage de 1994.
L’enseignement dispensé dans les écoles de design, c’est celui du partage avec la société et les entreprises, avec des ingénieurs, des marketers, des financiers mais aussi des philosophes, des sociologues, des urbanistes, des politiques… tous ceux capables d’enrichir la réflexion, de nourrir le projet pour spéculer sur les usages de demain. Les problématiques économiques et sociales sont devenues si complexes qu’elles nécessitent la fédération de tous alors que l’enseignement supérieur français en particulier n’a cessé historiquement de segmenter et de cloisonner les disciplines et les niveaux.
Les écoles de design ont multiplié les partenariats avec les écoles d’ingénieurs, les écoles de business, les universités de sciences humaines et pour faire rentrer les disciplines en résonance. Elles sont devenues des écoles de management de projets complexes qui par la proximité avec les entreprises sont passées de la création à l’innovation, des imaginaires aux réalités économiques et sociales, tout en gardant leur spécificité, celle de figurer le monde de demain et de faire œuvre de progrès. Des écoles qui sont reconnues par le talent de leurs étudiants mis au cœur du processus d’acquisition des connaissances et pas uniquement par le niveau de diplômes de ses enseignants ou les publications de ses chercheurs.
La renaturation des rapports Maître-Élève
L’apprentissage du design comme discipline de management préfigure l’école et les organisations de demain.
Les étudiants guidés par leurs professeurs partagent, testent, éprouvent, reformulent. Ce sont eux qui font le cours parce que c’est à eux qu’on demande d’avoir des idées créatives et innovantes. Le rôle de leurs encadrants est de guider la créativité sans jamais la contraindre. Il est d’encourager, de permettre l’émergence d’idées nouvelles, de corriger, de soutenir lors des moments de doute inhérents à tous cheminements dans l’inconnu, de rassurer en cas d’erreurs et permettre ainsi de recommencer… Il est plus simple d’enseigner la science et « ce qui est ». Si simple qu’on puisse le mettre en MOOC et se passer du professeur. Enseigner la créativité et la responsabilité est bien plus complexe et met l’étudiant au cœur du process académique. Ce n’est pas la matière qui est au centre des programmes, c’est l’étudiant. Car c’est de lui qu’on attend la lumière et le talent.
Cette relation Maitre-Élève qui se libère de son côté directif, n’est-ce pas la préfiguration des modèles de management participatif vantés par les théories modernes de management ? Renverser les hiérarchies pour permettre la responsabilité et l’épanouissement de tous. Créer, c’est accepter de beaucoup se tromper pour réussir. Peu d’entreprises mettent l’erreur de leurs salariés comme vecteur d’un bon management. A méditer…
Ecole de design : école des managers de demain
Les étudiants-designers apprennent dorénavant la gestion, le marketing et la science économique parce qu’ils ont compris la responsabilité qu’ils avaient à agir sur le monde et les problématiques qui se posent à l’humanité. Il n’est plus suffisant de créer, d’avoir des idées, d’être créatifs, il s’agit de faire, d’agir, de devenir entrepreneur de ses projets. C’est sur le terrain économique et social que le projet s’éprouve. Manager ne suffit pas, c’est entreprendre dont il s’agit.
« Trop de managers, trop peu d’entrepreneurs » dit Henri Proglio… Et pourtant, et dans tous les domaines économiques et sociaux, c’est de ces derniers dont nous avons besoin, des entrepreneurs capables de figurer objectivement ce que sera demain en lui donnant du sens, ceux capables de fédérer les disciplines pour gérer des problématiques de plus en plus complexes auxquelles les sociétés sont confrontées. Ce sont ces entrepreneurs qui sont les managers de demain. Les opportunités sont grandes pour les écoles de design de devenir « les écoles des managers de demain », ceux dont nous avons besoin pour réconcilier l’économique et le social et réinterroger, entre la science et le marché, la notion de progrès au service de l’humanité.